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l'honneur qui lui manque mais que sont les grandeurs quand elles sont avilies? un habit doublé d'or sur le dos d'un valet.

Je voudrais que tous les grands répondissent aux flatteurs comme le roi Canut II. Parce que ce prince avait réuni sur sa tête, les trois couronnes d'Angleterre, de Norwège et de Dannemarck, ses courtisans ne se lassaient point de dire que tout l'univers était soumis à ses lois. Canut, pour toute réponse, les conduisit sur le bord de la mer; et comme les vagues de la marée montante se déroulaient de son côté, il leur cria de toutes ses forces qu'il leur ordonnait de ne pas s'avancer jusqu'à lui. Voyant qu'elles n'en tenaient compte, et que déjà ses habits étaient tout inondés, il se tourna vers ses flatteurs et leur dit: Vous m'assuriez que j'avais la toutepuissance d'un Dieu; à l'avenir je ne vous croirai plus sur parole.

"Il y avait autrefois un prince des Affhgans, doué de plus d'esprit et de raison qu'il n'en faut pour faire un despote: ce prince d'une beauté singulière, eut un jour le caprice tout-à-fait oriental, de faire apprendre à dessiner à tous ses courtisans. Dès qu'il les crut en état de saisir une ressemblance, il les réunit dans la salle du divan, se plaça devant eux dans une attitude héroïque, et leur ordonna de tracer son portrait.

«Yamrou (le prince) était beau, mais une petite loupe déparait un peu son front impérial; la majestueuse quiétude de son nez aquilin, était légèrement interrompue dans sa partie inférieure par un mouvement capricieux qui changeait brusquement sa direction; son cou, dont rien n'égalait la rondeur et la blancheur, était peut-être un peu court pour la dimension de sa tête.

« A peine les courtisans eurent-ils mis la main à l'oeuvre, que chacun à

l'envi s'applique à faire disparaître du portrait les défauts du modèle; celuiredresse le nez retroussé de sa hautesse, celui-là allonge son cou; tous effacent la petite loupe.

«< Yamrou, un miroir à la main, compare chacun de ses traits avec les diverses images qu'on lui présente, et s'irrite des changemens qu'on a fait subir à sa figure; l'amour-propre jusqu'alors lui en avait dérobé les défectuosités; la flatterie des peintres-courtisans les lui avait fait apercevoir : Eh quoi! leur dit-il, vous avez osé changer le nez de votre maître: vous avez eu l'audace de dépouiller son front de cette loupe qui en est le plus bel ornement : vous avez trahi les intérêts de la vérité; flatteurs ou traîtres, vous méritez la mort; et il les fit jeter dans la mer enveloppés dans un beau schall du Thibet.

LETTRE VII.

DE L'INJUSTICE.

Le plus grand inconvénient de l'injustice n'est pas d'opprimer un innocent, mais de faire d'un innocent un coupable. L'homme, une fois déshonoré, ne redoute plus l'opprobre; il sait que quoi qu'il fasse de vertueux, l'ignominie sera toujours son partage, et puisqu'il n'a plus rien à ménager ni à perdre, il s'abandonne sans réserve aux mouvemens dominans de son cœur.

Les exemples fameux viennent en foule justifier mon raisonnement. J'adopte parmi tous celui de ce fameux général romain qui s'élança vainqueur sur les remparts de Corioles, épouvanta le Volsque intrépide, agrandit son pays

du pays même des ennemis de Rome, et montra autant de noblesse et de désintéressement dans la paix qu'il avait montré de courage et de capacité dans la guerre. Vous voyez, ma bonne amie, l'homme que je vous présente est parfait en tout point: il respecte les lois, il adore sa mère, il tressaille d'amour au seul nom de la patrie. Eh bien! c'est ce modèle des humains qui va devenir, par l'effet d'une injustice, la honte et le fléau de l'humanité.

Toujours ouvertement contraire aux empiétemens du tribunat sur l'autorité patricienne, Coriolan est appelé par les tribuns à rendre compte de sa conduite devant l'assemblée du peuple. On l'accuse, faute d'autres griefs, d'avoir partagé entre ceux qui l'avaient suivi à la guerre tout le butin qu'il avait fait sur les terres des Antiates; Coriolan, pour toute réponse, rappelle ses services, et montre ses blessures. Le peuple mu

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