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suivante. La tendance à pardonner décèle la bonté du coeur, et la générosité des sentimens qui l'animent. Pour étouffer son ressentiment, pour résister au penchant qui nous entraîne, il faut sacrifier en quelque sorte le sentiment à la vertu ; c'est ce qui fait l'héroïsme de l'oubli des offenses. Il est encore un motif qui doit écarter de vous toute pensée de vengeance, c'est son inutilité; en effet que vous attaquiez dans sa fortune, dans ses affections ou dans sa vie celui qui s'est permis contre vous une calomnie, quel que soit le succès de vos efforts le préjudice que la calomnie a pu vous occasionner n'en subsistera pas moins, et il vous restera pour l'éternité le remords d'un crime inutile. C'est ainsi qu'une vieille femme fâchée de se trouver laide, brisa son miroir; quand la réflexion vint suspendre sa colère, elle remarqua les mille morceaux de son meuble semés sur le plan

cher; elle rougit et se dit: qu'ai-je gagné par mon emportement, il n'a servi. qu'à multiplier ma laideur et à me la représenter mille fois pour une.

La plus belle vengeance, ma chère Laure, qu'on puisse tirer de ses ennemis est de se conduire mieux que par le passé, d'opposer la douceur à la haine, la droiture à la perfidie et la patience à l'acharnement.

LETTRE XLVIII.

DE LA RECONNAISSANCce.

L'INGRATITUDE, ma chère Laure, est l'oubli réel ou fictif d'un bienfait reçu; ce vice qui vient de la corruption du cœur est tellement hideux et considéré comme tel, que jamais on n'a cherché à renforcer la qualification d'ingrat par aucune épithète qui put ajouter encore au mépris de ce titre. On dit par exemple un grand menteur, un horrible assassin, mais l'on dira simplement un ingrat. Ce mot seul a toute l'extension imaginable. Qu'est-il de plus doux que cette affection du cœur qui fait naître le besoin de rendre à autrui ce qu'on en a reçu, ou du moins à lui en tenir compte dans la pensée, et à lui payer pour ainsi dire les intérêts de ses

bienfaits en dévouement et en affection. La reconnaissance est une preuve non équivoque de l'élévation de l'âme, elle naît de la noblesse et de la grandeur dans les sentimens.

Tous les grands hommes dont les noms sont gravés dans les fastes de l'histoire et dont les pas se dirigèrent toujours dans la carrière de la gloire, ont tous été sensibles aux services qu'on leur rendait, ils se sont presque tous élevés au fanatisme de la reconnaissance.

Alphonse V, roi d'Aragon surnommé le magnanime, Pyrrhus, Alexandre se faisaient gloire de n'oublier jamais un bienfait.

la

Les animaux même qui ont le plus de noblesse dans leur instinct semblent obéir à la voix de la reconnaissance. Tout paraît suivre cette impulsion ; terre prodigue ses trésors à ceux qui lui ont prêté quelques semences, Les fleuves rapportent à grands flots dans

la mer les eaux qu'ils ont reçues en vapeurs légères, de même les cœurs généreux ne se laissent jamais vaincre en générosité, ils sacrifieraient tout ce qu'ils ont de plus cher, leur vie même, pour ceux qui les ont obligés, témoin le trait suivant:

En 1594, le maréchal d'Aumont prit Groddon en Bretagne sur les ligueurs. Tous les Espagnols qui composaient la garnison devaient être passés au fil de l'épée; un soldat anglais enfreignit ses ordres, et malgré la sévérité de la discipline qui condamnait à la peine capitale quiconque sauverait un Espagnol, il parvint à soustraire un des condamnés au supplice qui l'attendait. L'Anglais fut déféré au conseil de guerre. Il convint du fait et ajouta qu'il était disposé à souffrir la mort, pourvu qu'on accordât la vie à l'Espagnol. Le maréchal surpris le questionna, et lui demanda quel était le motif de l'intérêt

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