Page images
PDF
EPUB

LETTRE XLIV.

DE LA MODESTIE.

Je vous ai souvent fait sentir, ma chère Laure, le besoin d'étendre vos connaissances; le talent est un trésor qu'il faut grossir chaque jour; mais il doit toujours être accompagné de la modestie, c'est-à-dire la retenue dans la manière de parler de soi. Cette qualité de l'esprit est presque toujours le cachet de l'instruction, comme l'orgueil est celui de l'ignorance. La modestie est une espèce de vernis qui relève les talens naturels et qui leur donne du lustre. Une personne modeste agit uniment et sans façon, ne cherche point à se faire valoir, ne mendie pas les applaudissemens; quand on lui en donne pour des

choses qui ne le méritent pas, elle n'en est que médiocrement touchée; quand on les lui refuse injustement, elle ne s'en affecte pas, Elle n'a point une haute idée de son mérite et elle rend justice avec plaisir au mérite des autres; elle les loue sans répugnance, quand ils out fait quelque chose de louable, et entend sans envie les éloges qu'on leur donne. L'histoire du vicomte de Turenne offre un grand nombre de ces traits de modestie qui rehaussent une belle action; avait-il remporté un avantage sur l'ennemi, dans le récit qu'il en faisait il n'oubliait aucun détail, si ce n'est ceux qui avaient rapport à lui. Socrate, surnommé le plus sage de tous les hommes, possédait cette précieuse qualité; et quand les autres philosophes se vantaient de savoir tout, il leur disait : Moi je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien. La présomption naît du manque de réflexion et du peu de con

naissance qu'on a de soi-même. Plus on se connaît, plus on a d'humilité. Si un orgueilleux consultait son propre cœur, il trouverait que si les autres étaient aussi bien instruits de ses faiblesses que lui-même il n'auraitjamais l'imprudence deprétendre à l'estime publique. Quand je blâme l'opinion trop avantageuse qu'on peut concevoir de soi-même, je -n'entends parler, ma chère Laure, que de l'orgueil pris dans la première acception de ce mot; c'est pour ainsi dire l'abus de ce défaut; car l'orgueil devient quelquefois une qualité; alors il est déterminé toujours par une épithète. Un noble orgueil signifie un sentiment noble et élevé qui donne une raisonnable confiance en son propre mérite, qui porte à faire de grandes choses.

L'orgueil, ma chère Laure, est un obstacle insurmontable aux progrès des connaissances. C'est un lien qui enchaîne l'esprit dans la carrière qu'il par

court et qui ne lui permet pas de continuer la marche qu'il a commencée. L'orgueil fait que nous nous estimons plus que les autres; par une application de ce principe nous ne pouvous profiter des lumières et du secours de ceux que nous considérons comme moins instruits que nous. L'esprit de l'orgueilleux se révolte à la pensée d'avouer l'igno-, rance d'une chose, et cet aveu existerait nécessairement dès qu'il consentitirait à recevoir les connaissances qui lui manquent. La modestie qui est l'apanage du talent ne doit pas être seulement présentée à l'extérieur. La bouche et le geste doivent être les interprètes de l'esprit. Si vous feignez un sentiment que votre cœur ne partage pas, vous parviendrez à tromper les yeux, mais les résultats de cette fausse modestie, sous les rapports de votre avancement seront les mêmes que ceux de l'orgueil. La fausse modestie est plus

affreuse le vice d'une présomption

que

portée à l'excès. Elle décèle la fausseté du cœur, elle devient hypocrisie. L'orgueilleux est à plaindre, le faux modeste est digne de mépris. Il est des traits, ma chère Laure, qui décèlent ce vice du cœur ; quiconque tente de montrer une qualité qu'il ne possède pas se trahit bientôt. Voulez-vous démasquer la fausse modestie, tombez d'accord en tous points avec celui qui joue ce personnage. Quand il vous dira que telle ou telle action qu'il a faite ne mérite aucun éloge, feignez de le croire, et ne relevez pas son opinion par un sentiment contraire. Renchérissez sur ses paroles, avouez que vous aviez été trompé par l'apparence et que votre admiration a cessé d'exister pour lui; alors le masque tombera; la modestie fera place à l'orgueil, et celui que vous tâcherez d'abaisser, changeant de rôle cherchera à vous persuader que vous

« PreviousContinue »