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LETTRE XXIV.

LE SUBLIME DE L'AMITIÉ.

De tous les liens qui cimentent la société et en font la première base, le plus durable, est sans contredit, celui qui est formé par l'amitié. En effet, ma chère Laure, tous les autres sentimens se dissipent comme une vapeur légère ou comme un songe qui pendant quelque temps nous abuse et entretient nos illusions'; mais l'amitié ne s'altère jamais, les impressions profondes qu'elle fait sur le cœur sont aussi ineffaçables que le souvenir des actions éclatantes.Comme l'amour, elle n'est point sujette à l'inconstance et à mille autres caprices inséparables de ce sentiment; la véritable amitié est au-dessus de toutes ces faiblesses; ni le temps, ni l'absence, ni souvent même

l'ingratitude, ne la peuvent altérer; dans la fortune comme dans l'adversité elle est toujours la même, les dignités et les grandeurs savent rarement l'éblouir, cela est si vrai qu'on la voit plus souvent hɛbiter la chaumière du paisible villageois que la demeure des rois.

« Amitié, don du ciel, plaisir des grandes ames,
« Amitié que les rois, ces illustres ingrats,
« Sont assez malheureux pour ne connaître pas.
(VOLTAIRE.)

On a toujours regardé ce sentiment comme extrêmement rare parmi les hommes, et c'est par cette raison que le même poëte, en faisant la description du temple de l'amitié, s'exprime ainsi :

«En vieux langage on voit sur la façade
« Les noms sacrés d'Oreste et de Pylade,
« Le médaillon du bon Pyrithous,

« Du sage Acathe et du tendre Nisus.

« Tous grands héros, tous amis véritables,

• Ces noms sont beaux, mais ils sont dans les fables.

Tout en partageant cette opinion, et tout en déplorant l'ingratitude qui règae ici bas, je ne peux cependant disconvenir, ma chère Laure, qu'il s'est quelquefois trouvé des personnes chez qui ce sentiment faisait le charme et le bonheur de la vie, et que même encore aujourd'hui, il en existe, qui à cet égard, pourraient être citées comme des modèles à la postérité; mais comme d'après mon plan, je ne veux puiser aucun exemple dans l'histoire de nos jours, je reviens naturellement à la marche que j'ai toujours suivie, et je vais vous citer un trait historique dont Marmontel a fait un fort joli conte. Vous y verrez, Mademoiselle, que l'amitié dans un cœur vertueux peut enfanter le plus noble héroïsme.

Lausus, fils de Mézence, roi de Tyrenne, aussi bon père que mauvais prince, aimait éperdument Lydie fille du roi de Préneste; cette jeune princesse qui avait été le gage de la victoire remportée par

Mézence surson malheureux père, payait Lausus du plus tendre retour, et ces deux amants coulaient des jours heureux au sein d'une tranquillité parfaite; mais hélas ce repos devait être bientôt troublé ! Mézence sur qui les attraits de Lydie avaient produit la plus vive impression, ressentit pour elle les premiers feux que l'amour eût encore allumés dans son sein, et comme il s'aperçut bientôt que son fils était son rival, et rival préféré, il résolut de l'écarter, en le faisant partir pour la frontière de ses états, où il avait laissé son armée; en effet Lausus en proie à la plus profonde douleur, partit, sans avoir pu recevoir les adieux de celle qu'il aimait plus que la vie.

Lausus avait à la cour de son père un ami nommé Phanor, qui lui était altąché dès l'enfance; il n'avait pas manqué, avant de s'éloigner, de l'informer de l'amour qu'il ressentait pour Lydie; bientôt Phanor apprit que l'hymen de cette

princesse avec Mézence se préparait, et il crut devoir en instruire aussitôt Lausus; celui-ci aveuglé par la douleur, écrit à Lydie la lettre la plus passionnée, Phanor était chargé de la remettre, le malheureux! il y allait de sa vie s'il était décou vert; il le fut. Mézence furieux ordonna qu'on le chargeât de fers et qu'on le traânât dans une horrible prison. Lausus attendait vainement la réponse de son ami, ne sachant à quoi attribuer son silence il se déguise avec précaution, il part, il arrive, il écoute les bruits répandus parmi le peuple, il apprend que son ami est dans les fers et qu'il doit être bientôt livré aux bêtes féroces. Hors de lui, il vole aux portes de la prison, gagne le geolier, presse son ami sur son cœur, et à force de prières, parvient à le resoudre à prendre ses habits, et à s'échapper ainsi de son cachot. Cependant le jour de l'hymen de Mézence et de Lydie est arrivé; le supplice de Phanor

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