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LETTRE XXII.

DE BRUTUS.

IL est une grande époque dans l'histoire de Rome, et dont je ne vous ai point encore entretenu : c'est à la fois le renversement de la royauté et la fondation de la république époque immortelle, et que le temps dans sa fuite légère semble n'avoir pu emporter.

Assassin de son beau-père et usurpateur de son trône, Tarquin régnait sur Rome avec un sceptre de fer. Il ne voyait partout que conspirations contre sa personne, et tout, jusqu'au moindre soupçon était par lui puni de la mort ou de l'exil.

Vous me demanderez, ma bonne Laure, comment les hommes de son

temps pouvaient rester sous son empire? la raison en est simple. Comme il avait enrichi les légions des dépouilles des peuples vaincus; celles-ci se montraient dévouées à tous ses crimes, et tout ce que le sénat romain comptait alors d'hommes marquans, vivait dans une retraite profonde et dans une terreur continuelle.

Voltaire a dit dans une de ses tragédies :

Les tyrans ont toujours quelqu'ombre de vertu. Tarquin n'en eut aucune, et si Rome lui dut ses principaux embellissemens c'est qu'il redoutait tout de l'oisiveté des Romains.

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Son règne fut pourtant marqué par une grande entreprise : c'est la construction du monument qui a le plus étonné l'univers. Comme il faisait travailler aux fondemens d'un temple, on découvrit fort avant dans la terre la tête d'un homme encore charnue, et qui

s'était conservée sans corruption, ce qui fit donner à l'édifice le nom redouté de Capitole. Consultés sur cet événement, les devins et les augures, qui tiraient avantage des moindres circonstances, prirent occasion de publier que Rome serait un jour la capitale et la maîtresse du monde. Je ne conseillerai jamais à personne de croire aux devins, ni aux augures; mais si jamais on ne vit en eux plus de charlatanisme, jamais non plus ils ne furent mieux servis par le hasard. Revenons à Tarquin.

Il exerçait chaque jour de nouvelles tyrannies, et rendait de plus en plus accablante sa sanguinaire domination, lorsque Lucius Junius dont le père et le frère venaient d'expier sous Tarquin le crime irrémissible d'avoir des richesses, imagina de feindre l'imbécillité pour cesser au moins de lui porter ombrage, se réservant toutefois de dépouiller ce rôle à la première occasion.

Cette occasion ne tarda point à se mon trer. Sextus, fils de Tarquin, ayant lâchement outragé Lucrèce, dame romaine, et celle-ci s'étant publiquement poignardée pour affranchir sa gloire de la honte qu'elle croyait avoir encourue, Lucius Junius, que sa feinte stupidité avait fait surnommer Brutus, releva le poignard dont Lucrèce s'était frappée, et jura par les Dieux d'en tirer une vengeance éclatante.

Alors le sénat, le peuple et l'armée, se joignant à Brutus, chassèrent pour jamais de Rome la famille des Tarquins; et condamnèrent aux plus cruels sup-plices ceux qui entreprendraient de rétablir la monarchie. Voici comment la muse de Voltaire a rendu leur serment :

O Mars, dieu des héros, de Rome et des batailles,
Qui combats avec nous, qui défends ces murailles !
Sur ton autel sacré, Mars, reçois nos sermens,
Pour ce sénat, pour moi, pour tes dignes enfans.
Şi dans le sein de Rome, il se trouvait un traître

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Qui regretât les rois ou qui voulût un maître,
Que le perfide meure au milieu des tourmens:
Que sa cendre coupable, abandonnée aux vents,
Ne laisse ici qu'un nom plus odieux encore

Que le

nom des tyrans que Rome entière abhorre. Brutus ne savait guère en prononçant ce serment les horreurs qu'il se préparait. Nommé l'un des consuls de la république qu'il avait fondée, il eut la douleur de voir ses deux fils conspirer le retour de Tarquin, et l'insigne vertu de les faire mourir tous deux. Ainsi naquit cette liberté qui foula le monde et que Rome conserva jusqu'à l'avènement de Jules César à l'empire.

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J'ai dit que Brutus fit mourir ses deux fils. Voltaire n'en présente qu'un dans la tragédie qu'il a faite sur cet épisode. C'est, selon moi, ce qu'il conçut de plus parfait, et comme homme, et comme poëte. Rien d'admirable en effet comme l'ensemble et les détails de cette tragédie c'est tout ce que le cœur humain

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