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1767.

catholique domicilié fur leur territoire, tandis que tout genevois peut acheter en France des terres feigneuriales, et même y pofféder des emplois de finance. Ainfi cet homme, qui prêchait à Paris la liberté de confcience, et qui avait tant de befoin de tolérance pour lui, voulait établir dans Genève l'intolérance la plus révoltante et en même temps la plus ridicule.

M. Tronchin entendit lui-même un citoyen, qui eft depuis long-temps le principal boute-feu de la république, dire qu'il fallait abfolument exécuter ce que Rouffeau voulait, et me faire fortir de ma maifon des Délices, qui eft aux portes de Genève. M. Tronchin, qui eft auffi honnête homme que bon médecin, empêcha cette levée de boucliers, et ne m'en avertit que long-temps après.

Je prévis alors les troubles qui s'exciteraient bientôt dans la petite république de Genève ; je réfiliai mon bail à vie des Délices; je reçus trentehuit mille livres, et j'en perdis quarante-neuf, outre environ trente mille francs que j'avais employés à bâtir dans cet enclos.

Ce font-là, Monfieur, les moindres traits de la conduite que Rousseau a eue avec moi; M. Tronchin peut vous les certifier, et toute la magiftrature de Genève en eft inftruite.

Je ne vous parlerai point des calomnies dont il m'a chargé auprès de M. le prince de Conti et de madame la ducheffe de Luxembourg, dont il avait furpris la protection. Vous pouvez d'ailleurs vous informer dans Paris de quelle ingratitude il a payé 'les fervices de M. Grimm, de M. Helvétius, de M. Diderot, et de tous ceux qui avaient protégé fes

extravagantes bizarreries qu'on voulait alors faire paffer pour de l'éloquence.

Le ministère eft auffi inftruit de ses projets criminels, que les véritables gens de lettres le font de tous fes procédés. Je vous fupplie de remarquer que la fuite continuelle des perfécutions qu'il m'a fufcitées, pendant quatre années, a été le prix de l'offre que je lui avais faite de lui donner, en pur don, une maifon de campagne, nommée l'Hermitage, que vous avez vue entre Tourney et Ferney. Je vous renvoie, pour tout le refte, à la lettre que j'ai été obligé d'écrire à M. Hume, et qui était d'un ftyle moins férieux que celle-ci.

Que M. Dorat juge à préfent s'il a eu raison de me confondre avec un homme tel que Rousseau, et de regarder comme une querelle de bouffons les offenfes perfonnelles que M. Hume, M. d'Alembert et moi avons été obligés de repouffer, offenfes qu'aucun homme d'honneur ne pouvait paffer fous filence.

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M. d'Alembert et M. Hume, qui font au rang des premiers écrivains de France et d'Angleterre, ne font point des bouffons; je ne crois pas l'être non plus, quoique je n'approche pas de ces deux hommes illuftres.

Il est vrai, Monfieur, que, malgré mon âge et mes maladies, je fuis très-gai, quand il ne s'agit que de fottifes de littérature, de profe ampoulée, de vers plats ou de mauvaises critiques; mais on doit être très-férieux fur les procédés, fur l'honneur et fur les devoirs de la vie.

1767.

1767.

LETTRE V.

A M. DORA T.

A Ferney, ce 8 de janvier.

MONSIEUR,

A La réception de la lettre dont vous m'avez

honoré, j'ai dit, comme St Auguflin: O felix culpa!
Sans cette petite échappée, dont vous vous accufez
fi galamment, je n'aurais point eu votre lettre qui
m'a fait plus de plaifir que l'Avis aux deux prétendus
Jages ne m'a pu caufer de peine. Votre plume, eft
comme la lance d'Achille, qui guériffait les bleffures
qu'elle fefait.

Le cardinal de Bernis, étant jeune, en arrivant à
Paris, commença par faire des vers contre moi,
felon l'ufage, et finit par me favorifer d'une bienveil-
lance qui ne s'eft jamais démentie. Vous me faites
efpérer les mêmes bontés de vous, pour le peu de
temps qui me refte à vivre, et je crie felix culpa, à

tue-tête.

J'ai déjà lu, Monfieur, votre très-joli poëme fur la déclamation; il eft plein de vers heureux et de peintures vraies. Je me fuis toujours étonné qu'un art, qui paraît si naturel, fût fi difficile. Il y a, ce me femble, dans Paris beaucoup plus de jeunes gens capables de faire des tragédies dignes d'être jouées, qu'il n'y a d'acteurs pour les jouer. J'en

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cherche la raison, et je ne fais fi elle n'eft pas dans la ridicule infamie que des velches ont attachée à 1767. réciter ce qu'il eft glorieux de faire. Cette contradiction velche doit révolter tous les vrais français. Cette vérité me femble mériter que vous la faffiez valoir dans une feconde édition de votre poëme.

Je ne puis vous dire à quel point j'ai été touché de tout ce que vous avez bien voulu m'écrire.

J'ai l'honneur d'être, &c.

P. S. Ma dernière lettre à M. le chevalier de Pezai était écrite avant que j'euffe reçu la vôtre. J'en avais envoyé une copie à un de mes amis; mais je ne crois pas qu'il y ait un mot qui puisse vous déplaire, et j'espère que les faits énoncés dans ma lettre feront impreffion fur un cœur comme le vôtre.

LETTRE V I.

A M. DAMILA VILL E.

Jeudi matin, 8 de janvier.

Mon cher ami, en attendant que je life une lettre de vous, que je compte recevoir aujourd'hui, il faut que je vous communique une réponse que j'ai été obligé de faire à M. de Pezai, au fujet des vers de M. Dorat, que vous devez avoir vus, et qui ne font pas mal faits. Vous verrez fi j'ai tort de regarder J.J. Rouffeau comme un monftre, et de dire qu'il eft un monftre. Le grand mal, dans la littérature,

c'eft qu'on ne veut jamais diftinguer l'offenfeur de 1767. l'offenfe. M. Dorat a fes raifons pour fuivre ce torrent, puifqu'il s'y laiffe entraîner, et qu'il m'a offenfé de gaieté de cœur, fans me connaître.

J'arrête ma plume, en attendant votre lettre, et je vous prie de communiquer à M. d'Alembert celle que j'ai écrite à M. de Pezai, avant que M. Dorat m'eût demandé pardon.

Nous avons reçu votre lettre du 3 de janvier. Nos alarmes et nos peines ont été un peu adoucies, mais ne font pas terminées.

Il n'y a plus actuellement de communication de Genève avec la France; les troupes font répandues par toute la frontière; et, par une fatalité fingulière, c'eft nous qui fommes punis des fottifes des Génevois. Genève eft le feul endroit où l'on pouvait avoir toutes les chofes néceffaires à la vie; nous fommes bloqués, et nous mourons de faim : c'eft affurément le moindre de mes chagrins.

Je n'ai

pas un moment pour vous en dire davantage. Tout notre triste couvent vous embrasse.

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