Page images
PDF
EPUB

qu'aux choses importantes, sont remplis d'enseignements. Ce livre est une véritable page d'histoire, page grave, et qui met en lumière des faits dont les ouvrages scientifiques n'ont pas eu conscience.

Nous en ferons ressortir quelques-uns, mais il est nécessaire de préciser notre modeste rôle.

Le livre de M. de Gonneville n'a pas encore été publié'; nous ne le devançons que de quelques jours à peine, et pour lui conserver sa fraîcheur, nous nous bornerons à effleurer les sujets. L'homme nous préoccupe plus que les événements; et le caractère personnel, la physionomie particulière attirent nos regards plus encore que les batailles. Notre but est de tracer un portrait d'après nature, et non de raconter des campagnes.

Nous avons eu l'honneur de connaître d'une façon intime celui dont nous allons parler. Ses manuscrits aidant la mémoire du cœur, il nous sera facile de mettre en lumière une belle figure.

Au moral comme au physique, ses traits étaient profondément ciselés. La main de Dieu y avait creusé des reliefs de bronze, où les rayons caressants se confondaient avec la froide dignité. L'observateur était frappé de ce mélange harmonieux de bonté paternelle et de fière réserve qui donnait la mesure de sa taille, c'est-àdire de sa grandeur.

La Bruyère a dit qu'il y avait deux grandeurs la

1. Cette étude a paru dans le Correspondant.

fausse et la vraie. « La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire; elle se laisse toucher et manier, elle ne perd rien à être vue de près; plus on la connaît, plus on l'admire; elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel; elle s'abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours sûre de pouvoir les reprendre et de les faire valoir; elle rit, joue et badine, mais avec dignité; on l'approche tout ensemble avec liberté et avec retenue; son caractère noble et facile inspire le respect et la confiance... »

Telle était la grandeur de M. de Gonneville, et il savait rester grand sans faire sentir aux autres qu'ils étaient petits. Ses Souvenirs ne remontent qu'à son entrée au service, et il garde le silence sur ses vingt premières années. Elles méritent cependant de n'être pas oubliées, et ce nous est un devoir de les rappeler.

La maison Le Harivel de Gonneville, d'origine danoise, appartient à la plus ancienne noblesse de Normandie. Le nom patronymique est Le Harivel, qui s'écrivait Harwel. Un guerrier de cette vieille race accompagna Guillaume le Conquérant en Angleterre, et devint le chef de la maison ducale de Northumberland, qui porte encore les mêmes armes que les Le Harivel de Gonneville.

Le père du colonel de Gonneville était lieutenant du roi à Caen et se trouva mêlé à l'un des épisodes les plus sanglants de la Révolution. Le jeune et brillant comte

de Belzunce était son ami. Ce nom, illustré par la piété, le dévouement et la charité, ne préserva pas le comte des aveugles colères de la populace.

Quand une foule en délire le poursuivait, Belzunce chercha un refuge chez le gouverneur. Au risque de périr avec lui, M. de Gonneville le reçut dans sa maison qui, bientôt, fut assiégée et prise d'assaut. Malgré une résistance désespérée, Belzunce fut arraché de son asile, traîné par les rues et massacré sur la place SaintPierre.

Aymar-Olivier Le Harivel de Gonneville, né en 1783, avait alors six ans, et peu s'en fallut que son père et lui ne partageassent le sort du comte de Belzunce. Quatrevingts ans après cette scène de carnage, le colonel de Gonneville la racontait en frémissant d'indignation. Il se rappelait les moindres détails de cette nuit affreuse, pendant laquelle sa mère avait emporté son plus jeune fils à travers la foule qui demandait encore du sang.

Tandis que cette mère tremblante fuyait avec ses deux enfants, la populace déchirait le corps du comte de Belzunce. Une femme arrachait le cœur, le présentait à la foule à la pointe d'un couteau, le plaçait sur un réchaud rempli de charbons, puis le dévorait avec la rage du tigre.

Madame de Gonneville et ses enfants n'avaient pu s'échapper que par le soupirail d'une cave. L'obscurité de la nuit les protégea, et leur marche ne fut troublée que par les cris des misérables qui menaçaient de

mort le gouverneur. Aymar de Gonneville, tenant de la main la robe de sa mère, la suivait à pas précipités.

A quelque temps de là, en présence des forfaits sans cesse renouvelés, l'ancien gouverneur de Caen émigra et devint lieutenant-colonel dans l'armée de Condé. Ses biens furent vendus, et sa femme dut chercher un refuge dans la cabane d'un pêcheur, près de Rouen, sur les bords de la Seine.

Cette femme d'un rang élevé, qui avait connu les honneurs et l'opulence, vivait obscurément et pauvrement, nous devons ajouter saintement.

Celui dont nous voulons rappeler la vie atteignait sa neuvième année. Chaque jour il se rendait à Rouen dans une petite barque, et rapportait les choses indispensables à sa mère et à son frère. Cette cabane de pêcheur ne pouvant attirer les regards, les chefs de l'armée royale de Normandie venaient parfois pendant la nuit se concerter sous ce toit presque invisible. Le général de Bruslart cherchait souvent des émissaires pour se mettre en rapport avec le général de Frotté; mais plusieurs des envoyés ayant été pris et mis à mort, il devint bientôt impossible de s'en procurer.

Madame de Gonneville avait appris à ses enfants le respect des secrets. On parlait librement devant eux, et leurs regards prouvaient qu'ils comprenaient tout.

Aymar de Gonneville avait onze ans lorsqu'un soir, à la veillée, le général de Bruslart exprima ses regrets de ne pouvoir faire parvenir d'importantes dépêches

[ocr errors]

dans le département de l'Orne. « Je les porterai, dit l'enfant. » Bruslart le caressa d'un long regard, mais refusa.

La mère prit alors son fils par la main, et, le conduisant au chef des royalistes, prononça d'une voix émue ces simples paroles: « Prenez-le, je vous le donne pour le service du roi ! » A l'instant même on le déguise et on cache les dépêches sous ses vêtements de paysan; la porte s'ouvre, sa mère le presse sur son cœur, le bénit, et d'un pas ferme il s'enfonce dans l'obscurité de la nuit.

Ce premier voyage dura quinze jours; l'enfant le fit tout entier à pied et rapporta la réponse du général de Frotté.

Durant l'espace de deux années il remplit ainsi d'importantes missions, allant de Rouen à Caen, de Caen à Alençon, et ne revenant jamais sans avoir accompli son périlleux devoir. Souvent il passait les nuits dans les bois ou dans les champs, dormant à l'abri d'un arbre ou d'une haie. Malgré sa jeunesse il avait parfois attiré l'attention, éveillé les soupçons, cela le rendait prudent, et il ne se laissait aller au sommeil qu'après avoir caché ses dépêches sous des pierres. Il eût donné sa vie plutôt que de les livrer.

Il grandit ainsi à travers les périls. La pauvreté, les douleurs, les fatigues, les dangers étaient les seuls spectacles de son âme. Il voyait tomber les têtes des amis de sa mère ; il la voyait trembler et prier pour lui.

« PreviousContinue »