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Il la soutenait et l'encourageait lorsqu'elle pleurait son époux absent, et dont elle ne reçut pas de nouvelles pendant plusieurs années. Avant d'être homme, il était soldat et chef de famille.

La Terreur eut enfin son terme, et M. de Gonneville rentra en France vers 1801.

Nous verrons celui dont nous traçons le portrait, simple cavalier en 1804, et nous le suivrons sur les champs de bataille, sans crainte de nous égarer.

Mais comme il passe sous silence tout ce qui n'est pas intimement lié à sa vie militaire, nous donnerons quelques détails sur sa vie privée.

Étant capitaine de cuirassiers, il épousa en 1810, pendant un congé, sa cousine-germaine mademoiselle de Langle, dont il eut deux enfants. Dans l'espace de six années, il passa seulement quelques mois en Normandie, près de sa femme qui mourut en 1816. Il perdit son fils en 1819, son père en 1821, sa fille en 1822, et sa mère en 1823.

En 1825 il obtint la main de mademoiselle de Bacourt, sœur de M. de Bacourt, ambassadeur sous le règne de Louis-Philippe, ami et exécuteur testamentaire du prince de Talleyrand.

De ce mariage naquit, quelques années après, une fille qui est devenue la comtesse de Mirabeau.

Avant d'ouvrir le manuscrit de M. de Gonneville, avant de nous associer à la fortune du jeune soldat, arrêtonsnous auprès du vieillard de quatre-vingt-dix ans. Il est

mort à Nancy, et dès les premiers jours de la guerre le vétéran entend la marche de l'ennemi. Ce qui retentit dans son âme, Dieu seul le sait!

Mais lorsque la paix fut signée, de volumineux cahiers écrits d'une main sûre nous parvinrent un jour. Le vieillard avait donné ses dernières heures au métier, il avait écrit pour nous d'intéressantes notes sur la guerre; l'une surtout, qui concernait l'armée de Metz, portait le cachet d'une incontestable supériorité. Le vieux capitaine parlait avec une religieuse piété de notre malheureuse France. Il gémissait de ses erreurs, et terminant par ces mots de Shakespeare: La France est le soldat de Dieu, il ajoutait: Dieu n'abandonnera pas son soldat.

II

Il ne faut pas être surpris de l'importance que nous attachons à ces souvenirs particuliers. C'est là qu'est l'histoire vraie. Ceux qui ont pris part à un grand événement quelconque, et en lisent plus tard le récit dans les œuvres longuement étudiées par les graves historiens, ne peuvent s'empêcher de sourire. Les souvenirs particuliers, au contraire, nous font voir l'envers de la tapisserie, et nous retrouvons très-volontiers l'humanité avec ses faiblesses d'un jour, et ses grandeurs d'une heure.

La vérité du portrait de Tibérius Gracchus, par l'abbé

de Saint-Réal, nous semble fort douteuse quoiqu'il se trouve au livre de l'Esprit, mais nous croyons aux récits familiers de Bussy Rabutin. Il était témoin des faits qu'il raconte, il a vu de la bonne. place, c'est-àdire du parterre, il a même eu son rôle, et mesuré d'un regard assuré les grands gestes et les poses. Ainsi lorsqu'il écrit à madame de Sévigné, le 26 juin 1672: <«< Croyez-moi, ma chère cousine, la plupart des choses ne sont grandes ou petites qu'autant que notre esprit les fait ainsi. Le passage du Rhin à la nage est une belle action, mais elle n'est pas si téméraire que vous pensez. Deux mille chevaux passent pour en aller attaquer quatre ou cinq cents. Les deux mille sont soutenus d'une grande armée où le roi est en personne, et les quatre ou cinq cents sont des troupes épouvantées par la manière brusque et vigoureuse dont a commencé la campagne..... >>

Une autre fois, devant Valenciennes, en juillet 1674, Bussy écrit encore à madame de Sévigné :

.....

« Vous avez déjà pu savoir la mort de trois capitaines aux gardes; la blessure du chevalier de Créquy à la tête, du marquis de Sillery à la mâchoire, du marquis de Lauresse au bras, et de Molondin à la jambe..... Le matin du 8, il sortit trois escadrons de la ville sur les Lorrains, et comme tout le monde y courait, un cavalier des nôtres se détacha et tira de quatre pas un coup de mousqueton à La Feuillade, et puis lui demanda: Qui vive? La Feuillade répondit: Vive La Feuil

lade! Si vous me demandez pourquoi ce cavalier lui en voulait, je n'en sais point d'autre raison, si ce n'est qu'il fallait que ce jour-là La Feuillade ressemblât à un Espagnol.....»

Certes, l'histoire en grand costume n'est pas aussi vraie, ni plus instructive que cette histoire en déshabillé. Celle-ci nous apprend que les capitaines aux gardes savaient parfaitement mourir, et que chevaliers et marquis faisaient bon marché de leurs têtes, de leurs bras et de leurs jambes.

Puis sans l'histoire intime saurions-nous tous ces mots heureux, toutes ces actions brillantes qui n'ont pour théâtre qu'un feu de bivouac ou le carrefour d'un chemin de traverse?

Les Souvenirs militaires de M. de Gonneville seraient dans tous les cas protégés par les lettres du comte de Bussy, l'un des quarante de l'Académie française.

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La Fontaine devint poëte et fabuliste après avoir entendu un capitaine de dragons lire une ode de Malherbe. Gonneville se fit soldat parce qu'un professeur de belleslettres lut devant lui un chant de la Jérusalem délivrée. Il prit le livre, le dévora passionnément, et depuis l'âge de douze ans jusqu'à sa vingtième année il vécut avec Tancrède et le vieux Raymond, comte de Toulouse. Ses yeux se mouillaient de larmes, son cœur semblait bondir dans sa poitrine, et le livre s'échappait de ses mains lorsqu'il assistait en pensée à ces grandes scènes

où l'héroïsme prend un caractère presque divin. Il ne rêvait que lances et boucliers. Plus tard, hélas! les lointaines batteries de canons, les obus et la mitraille le ramenèrent à la réalité.

Les révolutions ont la conséquence cruelle de troubler l'enfance et la jeunesse, d'interrompre les études, d'arrêter le développement des facultés et d'affaiblir les générations futures en les privant d'instruction. Le mal fait à l'instruction peut être réparé dans une certaine mesure par les efforts individuels, mais le manque d'éducation est irréparable. L'instruction agit sur les esprits, l'éducation sur les âmes. Si les esprits négligés reprennent parfois leur éclat, les âmes abandonnées sommeillent pour toujours.

Au commencement de ce siècle, et surtout à la fin du dernier, la jeunesse fut généralement privée d'instruction et d'éducation, mais Aymar de Gonneville, élevé par une mère chrétienne, échappa au péril. Il reçut de grands enseignements et lut de bons livres.

Puis, de 1800 à 1804, son père put présider à son entrée dans la vie et achever l'œuvre commencée dans la cabane du pêcheur.

Il vivait alors à Caen au milieu d'une jeunesse oisive et dissipée. Cette existence ne convenait ni à son esprit ardent, ni à son ferme et loyal caractère. Ce n'est pas que son enthousiasme fût aveugle; moins Gaulois que Saxon, chez lui, la raison et le calme ne furent jamais étouffés par ces délires qui troublent les natures méri

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