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en me disant : « Monsieur, vous êtes capitaine! » Je fus effectivement, à partir de ce jour, porté sur l'état des officiers d'état-major avec ce grade, et j'en reçus les appointements. Le général La Houssaye, commandant notre division, avait un quart d'heure avant demandé le grade de capitaine pour son aide de camp, Millet, bien plus ancien lieutenant que moi, et il avait été nettement refusé. Ce jour fut un des plus beaux de ma vie, et tout d'abord je pensai au plaisir qu'éprouveraient mon père, ma mère et mon frère en apprenant cet avancement si inattendu, auquel je n'avais même pas songé. J'étais parti sous-lieutenant, et c'était avec le grade de capitaine et la croix de la Légion d'honneur que j'allais rentrer sous le toit paternel! Car, après avoir mis nos régiments de l'autre côté du Rhin, nous devions prendre la poste pour nous rendre en Normandie y passer quinze jours, et rejoindre notre brigade vers Bordeaux.

Un autre incident eut lieu à la revue de l'Empereur. Il fallait au général d'Avenay un second aide de camp; il me consulta pour ce choix, et je lui désignai SaintVictor, sous-lieutenant au 19e régiment de dragons, après m'être assuré près de celui-ci que le poste lui plaisait. Le général en fit la demande, qui lui fut à l'instant accordée, ce qui donna à Saint-Victor le grade de lieutenant. Cet officier était d'une bonne famille du Dauphinė; il avait de l'intelligence et beaucoup d'esprit naturel. Le général, qui le connaissait peu, sut bientôt l'apprécier, et nous eûmes toujours à nous féliciter des rapports qui s'établirent entre nous. Il est devenu colonel, a commandé en second l'école de Saumur, puis le 5o régiment de chasseurs à cheval; on l'envoya en Afrique, mais, devenu infirme, il fut mis à la retraite. Il avait épousé en secondes noces une de ses nièces beaucoup plus jeune que lui, qui le rendit père d'une nombreuse famille. Cette digression est étrangère à mes récits mi

litaires; mais, dans ce que j'écris, il sera parfois fait mention de gens dont le souvenir m'est resté cher.

Après avoir passé quinze jours en Normandie, nous rejoignîmes notre division à Ruffec, entre Poitiers et Bordeaux, le jour même où l'Empereur revenant d'Erfurth y passait; nous l'attendîmes à la poste, et pendant qu'il changeait de chevaux, il s'entretint avec le général d'Avenay relativement à la fatigue des hommes et des chevaux qui venaient de faire une marche de quatre cents lieues. Il eut l'air satisfait du compte rendu. Pendant que nous étions là, un colonel d'infanterie, dont la tenue datait d'une époque antérieure, s'approcha de la portière, car l'Empereur n'était pas descendu de voiture, et, d'une voix émue, lui demanda de lui accorder l'honneur d'aller partager en Espagne la gloire et les dangers réservés à l'armée. « Et si je vous emploie, lui répondit l'Empereur, serez-vous encore mauvaise tête?»> Le pauvre colonel la perdit en ce moment par suite de l'embarras que lui causa cette question et il balbutia : « Sire, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour servir le plus agréablement possible. Cela étant, reprit l'Empereur en souriant, venez me trouver à Bayonne. » Il y alla, fut nommé à un régiment, et, trois ans après, il était général de division. J'ai oublié son nom. Il avait été évincé de l'armée parce que, sur les registres ouverts pour l'acceptation de l'Empire par la nation' française, il avait mis: non. Nous apprîmes cela le soir dans une réunion de Ruffec à laquelle nous avions été invités.

Nous marchâmes sans séjours jusqu'à Bayonne où on nous fit reposer. Nous y trouvâmes Eugène d'Hautefeuille, un de mes camarades de jeunesse qui, après avoir mangé sa fortune et s'être séparé de sa femme, avait, à la faveur de son nom, obtenu une sous-lieutenance dans le se régiment de dragons, et ce régiment étant en Es

pagne, il le rejoignait. Le général, qui connaissait aussi d'Hautefeuille, l'autorisa à marcher avec nous, et à partir de là il devint notre commensal. C'était lui rendre un grand service, car avec son inexpérience des choses. de la guerre, et dans un pays ennemi soulevé comme l'était l'Espagne, je ne sais comment il se serait tiré d'affaire. L'intelligence et l'assurance ne lui manquaient certes pas, mais les obstacles matériels auraient surgi pour lui à chaque pas, car il n'y a pas de condition plus misérable que celle d'un militaire isolé marchant avec une armée dans un pays envahi, où par conséquent il n'y a aucune autorité réglementaire établie, et où le logement, la nourriture sont à chaque instant des questions d'une solution difficile. Eugène d'Hautefeuille était le troisième fils du marquis d'Hautefeuille, lieutenant général avant la révolution, et tenant en Normandie, par sa position plus que par son caractère, un rang élevé. Eugène avait beaucoup d'esprit, d'imagination, mais une vanité qui le portait à se révolter contre tout ce qui pouvait paraître une supériorité en quoi que ce fût, supériorité que, intérieurement, il ne reconnaissait jamais. Cette disposition l'avait fait se jeter à corps perdu dans les sciences, les arts, et les exercices de tous genres, et il en était résulté qu'ayant tout entrepris, il n'avait fait qu'effleurer chaque chose, hors l'escrime qu'il avait poussée assez loin. Doué d'une force musculaire remarquable, malgré son apparence grêle et faible, le besoin de faire ressortir cet avantage l'avait lancé dans des entreprises immodérées qui avaient fortement ébranlé sa constitution. Du reste, il était aimable, d'un caractère enjoué et parfois charmant. Le général Laroche lui ayant dit à la veille d'une bataille: « Prenez garde à vous, car si votre femme était veuve, je l'épouserais, » il répondit: « Je voudrais bien, mon général, que la chose pût s'arranger sans que je fusse tué.»

CHAPITRE V

Entrée en Espagne. Bataille de Burgos.

Cruautés des Espagnols. Passage de Somo Sierra. L'Empereur. - Le colonel de Piré. Les lanciers polonais. M. de Ségur..

Le général La Houssaye. Les moines. — Passage du Guadarama. L'Empereur et les moines de

Madrid. - L'Escurial.
L'Empereur et la division Lapisse.

Castille. Les Anglais en retraite. Le général Lefebvre Desnouettes. Les chasseurs de la garde et les Mamelucks. · Passage de la Helza. - Prise de Toro.

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Benavente. Le colonel Van House. Batterie de la garde reprise par le général d'Avenay. Six voyages périlleux. — Missions à Valladolid.-Le prince de Neufchâtel et le quartier impérial. Pénilla brûlé. · Le maréchal Bessières. - Le postillon Manuel condamné à être pendu. — Le Anglais et Portugais. - Assassinats, supplices, férocités. Fanatisme des Espagnols. Adrien de Villaunay. Le général Kellermann. — Départ pour l'Italie.

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Nous entrâmes en Espagne. Rien de plus triste ni d'un aspect plus sombre que Irun, la première ville que l'on trouve à un quart de lieue de la frontière : des maisons en granit foncé, des fenêtres grillées jusqu'au troisième étage; des rues sales et étroites, telle était Irun! Ce fut là que s'arrêta l'état-major de notre division; les régiments y furent entassés ou bivouaquèrent autour. Partout nous apercevions des figures haineuses; mais notre marche eut lieu sans incident jusqu'aux environs de Burgos. Là, il y eut un simulacre de résistance qu'on décora du nom de bataille de Burgos: c'était le 10 no

vembre 1808, le maréchal Soult commandait et l'Empereur était encore à Bayonne. La défaite des Espagnols fut si prompte que tout était fini quand notre division arriva, et nous entrâmes le même jour à Burgos. Presque tous les habitants avaient fui, et comme on se logea militairement, c'est-à-dire comme on put et sans indications des autorités locales, lesquelles avaient disparu, il en résulta une dévastation abominable qui fit perdre la plus grande partie des ressources qu'aurait pu présenter cette ville, et exaspéra à un haut degré les habitants qui y étaient restés. Les assassinats se multiplièrent et il ne fallait pas s'écarter des points d'agglomération des troupes. Cette guerre prenait un caractère d'animosité réciproque dont le principe datait des événements de Madrid arrivés au mois de mai précédent; animosité qui allait crescendo et faisait présager des atrocités dépassant celles déjà commises. Ces présages se réalisèrent et la tradition des tortures de l'inquisition fut souvent mise en pratique sur les malheureux Français tombés aux mains de leurs impitoyables adversaires qui les crucifiaient et les sciaient entre des planches! Nous vîmes un officier de dragons cloué contre une porte, ayant entre les dents la preuve de la mutilation qu'il avait subie avant. A quelques lieues au delà de Burgos, nous trouvâmes sur la route un cantinier civil et un enfant de douze ans égorgés; on les avait placés avec art pour faire ressortir la barbarie avec laquelle cet acte avait été commis, et les exemples analogues se renouvelèrent à chaque instant.

Le passage de l'Ebre ne fut pas disputé et nous arrivâmes le 30 novembre au pied de Somo-Sierra. Cet obstacle paraissait difficile à franchir : la chaîne de montagnes présente des rochers à pic et une grande élévation; la route, montant en zigzags dans une gorge étroite, est coupée à chaque instant par un torrent, alors à sec,

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