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CHAPITRE IV

Souffrances de l'armée. Marche sur Tilsit.

Paix de Tilsit.

nommé général.

Passage du Prégel.

Description du pays ravagé. Le colonel d'Avenay

Maladie. - Les colonels du 18e et 19e de dragons.

Le baron de Collas et sa maison.

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Le château de Rohnstok.

Le comte et la comtesse Hochberg. La baronne de Richthoffen, princesse de Holstein, et ses enfants. - Départ de la Silésie et marche sur l'Espagne. Revue passée à Cassel par l'Empereur. Grade de capitaine donné par l'Empereur. SaintLe prince de Neufchâtel. L'Empereur à Ruffec et le colonel Mauvaise téte. - Eugène

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Victor. d'Hautefeuille.

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Nous formions un assez gros corps de cavalerie sous les ordres de Murat, et nous avions avec nous deux autres corps d'armée dont l'un était celui du maréchal Davoust. Nous nous dirigeâmes ainsi sur Koenigsberg tandis que la partie la plus considérable de l'armée, sous les ordres de l'Empereur, marchait sur Friedland. Le lendemain, 14 juin, nous arrivâmes sous Koenigsberg, ville non fortifiée, mais dont les abords étaient couverts par quelques ouvrages de campagne, et par un corps composé de Russes et de Prussiens. Une canonnade assez vive s'engagea, et pendant que nous regardions avec un vif intérêt notre infanterie enlever les ouvrages et pénétrer dans le faubourg, une autre canonnade commença sur nos derrières à très-petite distance, et nous vîmes accourir de ce côté des officiers d'ordonnance qui cherchaient les maréchaux et le prince Murat pour les prévenir qu'un corps ennemi, dont on ne pouvait encore

apprécier la force, venait par la route qui longe le Frische-Haff et se dirigeait sur Koenigsberg. Notre division et deux divisions de dragons exécutèrent alors un changement de front en arrière au galop avec une précision et un ensemble vraiment admirables et se portèrent rapidement, appuyés de deux batteries d'artillerie, audevant de ce nouvel ennemi.

Il n'y eut point de choc: la reconnaissance qui nous avait fait donner avis de la rencontre qu'elle avait faite se retira lentement sans être chaudement poursuivie; le corps qui la suivait, et qui était composé de cinq mille Prussiens, presque tout infanterie et une dizaine de pièces, envoya un parlementaire dès que nous fûmes en vue, et se rendit prisonnier. Cette journée, fort intéressante, se termina par un incident honteux dont je veux rendre compte pour dire exactement et toujours la vérité, même quand elle n'était pas à notre avantage. Vers le soir, nous fùmes dirigés sur la droite pour remonter le cours du Prégel, mais à une assez grande distance de lui et sur les plateaux; à une demilieue du terrain qui avait été notre champ de bataille, le chemin que nous suivions entrait dans une forêt. Le 4o de cuirassiers, qui formait la tête de la colonne, s'y engagea, suivi par le 4er escadron de mon régiment qui y était à peine entré quand, tout à coup, il s'éleva dans le bois une clameur affreuse, à travers laquelle on distinguait les cris : « En retraite ! En retraite! » et à l'instant, dans le plus épouvantable désordre, s'élançaient en revenant sur leurs pas les cuirassiers du 4o, l'étatmajor qui était en tête et notre premier escadron bouleversé par eux, et fuyant lui-même. M'attendant à les voir suivis par une légion de Russes, je fis promptement former mon escadron pour amortir au moins le premier choc et permettre aux fuyards de se rallier. Les 7° et 8e de cuirassiers se formèrent aussi au galop, et nous

attendîmes! Il ne vint rien. C'était une panique! L'avant-garde avait eu peur et, en se rejetant sur la tête de colonne, lui avait communiqué son épouvante. Le désordre un peu réparé, on interrogea cette avant-garde qui soutint qu'elle avait vu l'ennemi, et que la forêt était pleine d'infanterie et de Cosaques. On allait envoyer prévenir les maréchaux lorsqu'on vit quatre ou cinq voitures sortir paisiblement du bois; c'étaient nos cantiniers qui venaient de traverser entièrement le bois, dans lequel ils n'avaient fait aucune mauvaise rencontre. Force fut alors de convenir de la ridicule erreur.

Nous reprîmes notre route pour bivouaquer dans quelques fermes éparses au milieu des clairières de la forêt qui ne nous présentèrent aucunes ressources. Nous eûmes à souffrir de la faim et de la soif, car l'eau était saumâtre. Il n'y avait presque pas de nuit à cette époque de l'année, et vers trois heures du matin, en sortant d'une grange où j'avais pu dormir un peu, je me trouvai en présence du grand-duc de Berg qui était à cheval, couché sur l'encolure, et absolument seul. Il me demanda si j'avais un trompette sous la main, et sur ma réponse affirmative, il me donna l'ordre de faire sonner à cheval; cette sonnerie fut à l'instant répétée de tous côtés, et une demi-heure après nous étions en marche. Nous côtoyâmes le Prégel sur les plateaux de la rive gauche et je rencontrai là un de mes amis de Normandie, Le Termellier, qui commandait un petit poste d'observation du 20o de chasseurs, mon premier régiment. Il me donna un pain provenant d'un bateau qu'on venait de prendre sur la rivière qu'il remontait avec l'espoir de remettre sa cargaison de pain aux Russes qui étaient sur l'autre rive. Nous eûmes pendant cette marche la première nouvelle de la bataille de Friedland qui s'était livrée la veille, mais sans autres détails que ce qui concernait la retraite des Russes. Nous passâmes le

Prégel au-dessous de Wehlau le gué était étroit et une colonne d'artillerie se trouvait engagée et arrêtée au milieu; la rive opposée étant escarpée, on avait taillé une rampe dans cet escarpement, les terres s'en étaient détrempées, et un caisson embourbé arrêtait la marche du convoi. On nous avait fort recommandé de longer de près les voitures au-dessous desquelles nous passions, mais mon cheval ayant senti entre ses jambes les traits lâches d'un cheval de volée, se jeta brusquement à gauche et perdit pied. J'eus de l'eau jusqu'au cou, ce qui ne serait pas d'un grand intérêt, si je ne m'étais promis de faire entrer dans ce récit tout ce qui, matériellement et moralement, peut donner une juste idée de ce qu'est une carrière militaire. Mon cheval atteignit l'autre rive à la nage, et j'attendis là l'arrivée des chevaux de main, espérant pouvoir changer; mais un autre mécompte m'était réservé en dépas sant un convoi d'artillerie dans un chemin creux et étroit, le cheval monté par mon domestique s'était abattu; celui qu'il tenait en main, et sur lequel était mon porte-manteau, lui avait échappé et il lui avait été impossible de le reprendre; je n'en entendis plus parler. A cette époque les officiers n'avaient pas de porte-manteau sur le cheval qu'ils montaient, de sorte que je me trouvai sans autre chose que ce que j'avais sur le corps et qui était tout mouillé. Ce fut dans cet équipage que je bivouaquai dans un pré sur le bord du Prégel, lequel pré était couvert à une hauteur de dix pieds d'une vapeur tellement épaisse, qu'il était impossible d'apercevoir le moindre des objets qu'elle recouvrait. Comme nous étions toujours sans vivres, on pensa d'abord à abattre quelques chevaux blessés; mais la nuit arrivait si tard et le jour si tôt qu'on n'aurait pas eu le temps de les dépecer et de les faire cuire.

Nous suivîmes les Russes pied à pied jusqu'à Tilsit

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sans éprouver, sur aucun point, de résistance sérieuse. Une fois seulement, vers le soir, ils parurent vouloir tenir, et, chose qui nous surprit, le grand-duc de Berg, qui était là, ne fut pas entreprenant comme doit l'être un chef d'avant-garde sur l'arrière-garde d'une armée qui se retire. A l'approche de la nuit, et sans y être forcé, il nous fit rétrograder de deux lieues pour prendre position dans un gros village situé sur un mamelon entouré de plusieurs cours d'eau. On trouva là des cochons qu'on tua, mais nous n'avions ni pain ni pommes de terre, et le lard chaud sans accompagnement produisit un très-mauvais effet sur des estomacs privés d'aliments depuis longtemps.

Nous arrivâmes enfin devant Tilsit qui offrait un spectacle dont je veux essayer de rendre compte. La vallée du Niémen est dominée du côté par lequel nous arrivions par un plateau assez élevé. Tilsit se trouvait à une demi-lieue du point où nous l'aperçûmes pour la première fois, et où on nous fit former en bataille. Pour se retirer vers ce point, l'armée russe avait dû exécuter des mouvements convergents qui avaient été naturellement imités par les différentes colonnes attachées à sa poursuite. Elle était déjà sur la rive opposée du fleuve qui, en cet endroit, est fort large; on la voyait parfaitement, partie occupant les positions qui lui étaient assignées, partie en marche pour aller prendre les siennes. En avant de Tilsit, de notre côté, et tout contre la ville, un corps de cavalerie composé de Cosaques et destiné à la couvrir attendait que ce qui se trouvait encore en ville eût passé le pont en bois auquel on avait déjà mis le feu et sur lequel se pressaient en courant les derniers fantassins. Cette cavalerie, restée en arrière, paraissait devoir être sacrifiée, et n'avait d'autre ressource que de passer le fleuve à la nage, exercice auquel les Cosaques sont en général fort habitués. Tout ce qui nous restait de

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