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CHAPITRE III

Le fort de Pillau. Bernadotte et le comte Kuminski. — Échange de prisonniers. Retour au camp français. Le comte de Moltke chez le général Dupont. Accueil hospitalier de Bernadotte. Le général Espagne. Retour au 6e cuirassiers. Une revue de l'Empereur. Murat. Les Russes. La journée de Heilsberg.

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Morts

et blessés. - Le général Roussel. Le général Renault. - · Le général Le général de Nansouty. Le prince Borghese. L'Empereur mécontent et Murat gourmandé.

de France. famine.

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· La

En arrivant dans le fort de Pillau, nous fûmes entourés par une trentaine d'officiers qui y étaient prisonniers depuis plus ou moins de temps. Il y en avait de toutes les armes et ils nous accablèrent de questions, chacun, bien entendu, dans le sens de son intérêt personnel; puis vint le tour de notre histoire, car chaque nouvel arrivant était tenu de raconter la sienne. J'appris là que j'aurais cinquante francs par mois sur lesquels on m'en retiendrait six pour la fourniture d'un lit. Nous fûmes logés dans une chambre où il y en avait sept; l'un d'eux était occupé par un jeune prince de la maison de Darmstadt, personnage, du reste, fort insignifiant. Le lit de Le Duc fut mis près du mien; nous allions prendre nos repas dans une maison située sur la place du fort; cette place était affectée à notre promenade, et on y amenait aussi les sous-officiers et soldats prisonniers qu'on faisait marcher en colonne par deux,

escortés et gardés par des soldats prussiens qui les empêchaient de perdre leur distance. J'eus la satisfaction de voir successivement venir se joindre à ceux qu'on promenait ainsi tous mes cuirassiers, à l'exception de trois qui moururent des suites de leurs blessures, et peut-être faute de soins, car les hôpitaux étaient encombrés, et les chirurgiens manquaient de cette expérience intelligente, acquise par les nôtres pendant les interminables guerres qui avaient mis leurs talents à tant d'épreuves.

Parmi les prisonniers qui arrivèrent à Pillau après nous, je dois citer le comte Kuminski, colonel d'un régiment de chevau-légers polonais; il avait été pris en Pomeranie par le partisan Schill, conduit à Kolberg, et comme il était du grand-duché de Varsovie, et par conséquent sujet prussien, il fut jugé là par un conseil de guerre, et condamné à être fusillé. Le roi de Prusse lui fit offrir sa grâce à la condition qu'il abandonnerait la cause polonaise et userait de toute son influence pour arrêter dans son pays l'insurrection qui prenait des proportions très-alarmantes pour la souveraineté de la Prusse en Pologne. Il refusa fièrement et allait être exécuté, lorsque le prince de Ponte-Corvo (Bernadotte), qui se trouvait à portée de Kolberg, envoya un parlementaire pour signifier que si cette exécution avait lieu, il ferait à l'instant fusiller le général Kalkreuth qui se trouvait entre nos mains. Cette menace sauva le comte Kuminski qu'on embarqua et qu'on envoya à Pillau, où il arriva précédé du renom que lui avait valu son magnanime refus. Il y fut reçu en conséquence.

Le commandant du fort avait ordre d'exercer envers lui la surveillance la plus active, et comme ce commandant était un sot, il mit près du comte un planton avec défense de le quitter une seconde. Ainsi ce planton s'asseyait à table à côté de lui et marchait à ses côtés quand

il se promenait, même dans la chambre. On comprend l'horrible vexation qui en résultait pour le pauvre comte. Enfin le planton s'étant un jour permis de fumer, il lui ordonna de cesser le planton, qui était un grenadier de haute taille, répondit insolemment; mais à peine avait-il achevé sa réponse que sa pipe était brisée sur sa figure en sang, qu'il était saisi, enlevé comme aurait pu l'être un enfant, et lancé tout étourdi par dessus la table près de laquelle il était assis à côté de Kuminski. Le comte, après cet exploit, se rendit immédiatement chez le commandant de Pillau, suivi par tous les témoins de la scène, au nombre desquels j'étais : nous arrivâmes en tumulte, et Kuminski se plaignit avec colère de la vexation dont il était l'objet; nous l'appuyâmes avec chaleur en faisant comprendre que cette vexation retombait sur tous les officiers prisonniers, puisque, étant réduits à passer les journées dans un local commun, le surveillant donné au comte Kuminski était incommode à tous. Le commandant, qui était au fond un assez bon homme, céda, et le planton fut supprimé.

Le comte était petit, très-bien fait, d'une jolie figure et doué d'une force prodigieuse. Devenu général, il a joué un rôle important dans l'insurrection polonaise de 1834. En 1807, il avait trente ans et était colonel; j'en avais vingt-trois et j'étais sous-lieutenant; mais, nonobstant ces différences d'âge et de grade, il se lia avec moi plus qu'avec tous les autres officiers qui étaient là, et quand je fus échangé, tout en me félicitant sur cet événement, il me témoigna beaucoup de regret de notre séparation. Je ne l'ai jamais revu depuis.

Quelques semaines après mon arrivée à Pillau, je reçus une lettre du comte de Moltke qui me mandait que mon échange avec son frère venait d'être accordé par le roi et que je serais incessamment reconduit aux avantpostes français. Il ajoutait que, sachant que je n'avais

reçu ni les effets ni l'argent que j'avais demandés à mon régiment, il joignait à sa lettre trois frédérics que je lui rendrais quand je serais en fonds. Peu de jours après, je fus prévenu que j'allais partir pour Koenigsberg, pour être, de là, remis aux avant-postes. Quatre autres officiers reçurent pareille communication, parmi lesquels se trouvaient de Castres, capitaine ingénieur géographe, et d'Haubersaërt, fils du président de la Cour de Douai. Mon pauvre Le Duc resta en captivité jusqu'à la paix qui fut signée au mois de juillet suivant.

Nous partîmes en traîneau par un froid de vingt degrés nous étions à la fin de mars; nos traîneaux étaient découverts, mais nous avions de la paille et nos manteaux. Notre retour s'effectua facilement et pour ainsi dire agréablement. A Fischhausen, petite ville située sur la route de Pillau à Koenigsberg, on vint nous inviter à déjeuner, et nous trouvâmes dans une maison assez confortable trois dames dont l'une nous chanta avec accompagnement d'une horrible épinette et dans un français dont elle ne comprenait pas un mot : « Femme, voulez-vous éprouver? »

A Koenigsberg, on nous logea tous les cinq ensemble et on nous donna pour gardiens quatre gardes du corps commandés par un brigadier: c'étaient de très-beaux hommes qui furent très-polis, mais qui n'étaient que des soldats bien choisis et mieux habillés que les autres; ils avaient un uniforme blanc très-juste et très-court, une sabretache collée contre la hanche gauche et l'immense chapeau orné d'un grand plumet inhérent à toute la cavalerie prussienne, hormis les hussards qui portaient

le schako.

A mon premier passage à Koenigsberg, on m'avait ôté le tronçon de mon sabre que, par courtoisie, les officiers contre lesquels je m'étais battu m'avaient laissé; et je fus fort étonné, à mon retour dans cette ville, de

voir entrer dans la salle où j'étais avec mes compagnons un officier dont je ne connaissais pas l'uniforme, et qui tenait à sa main mon reste de sabre qu'il me remit après m'avoir demandé mon nom. Si on peut se faire une idée de l'encombrement de troupes qui se trouvaient alors à Koenigsberg, du mouvement et de la préoccupation qu'y causait la présence de l'empereur de Russie, du roi de Prusse et des états-majors, on comprendra à quel point je fus touché de cette attention. J'étais bien aise, je l'avoue, de reporter à mon régiment ce débris de ma défaite, qui était non-seulement cassé, mais portait en outre de nombreuses marques des coups qu'il avait reçus. Le comte de Moltke, qui vint me voir dans la journée, m'assura être étranger à cette galanterie. Il me dit que nous nous reverrions, et effectivement, après deux jours de marche, il vint remplacer l'officier qui nous conduisait pour nous remettre aux avant-postes dont nous approchions. Nous voyageâmes tous deux dans le même traîneau; il coucha avec nous sur la paille, et le lendemain à neuf heures du matin nous arrivions sur les bords de la Passarge, en face de Braunsberg que nous occupions.

A Koenigsberg, j'avais remarqué que M. de Moltke portait la décoration du Mérite militaire que je ne lui avais pas vue sept semaines avant. Il me dit qu'il la devait à notre combat, et qu'on avait aussi décoré de la médaille militaire le sous-officier qui l'avait aidé à me sauver et que j'avais renversé à la sortie du pont. Ce sous-officier vint me voir, et telle était la distance qui séparait les sous-officiers prussiens de leurs officiers, que cet homme ne voulait pas comprendre que je lui tendais la main, que par respect il n'avançait pas la sienne, et qu'il eut les larmes aux yeux quand il fut bien convaincu que je voulais lui exprimer ainsi ma reconnaissance.

Après avoir traversé la Passarge, je me retrouvai au milieu des Français !

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