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pareil bien-être. Les Espagnols, chargés de la fourniture des vivres, s'en acquittaient merveilleusement; aussi tout un personnel d'administration française qu'on nous avait envoyé fut-il mis de côté. Ceux qui le composaient réclamèrent et crièrent beaucoup, mais ce fut en vain; le général tint bon.

Après notre départ, les choses ne continuèrent pas sur le même pied dans les trois provinces de Toro, de Zamora et de Salamanque. Le successeur du général d'Avenay, incertain et timide, rendit aux Espagnols la confiance qu'ils avaient perdue avec nous. La Romana et les Portugais avancèrent; des bandes se formèrent; les communications entre Zamora et Valladolid furent interrompues, et pour porter remède à cet état de choses, il en coûta du temps, des hommes et de l'argent.

Le général Kellermann, fils du maréchal de ce nom, nous reçut fort bien. Je désirais depuis longtemps le connaître, sachant le rôle qu'il avait joué à la bataille de Marengo dont le succès, dans un moment désespéré, lui fut à peu près dû. C'était un petit homme d'apparence chétive et maladive, ayant le regard intelligent, mais faux. Pendant le court séjour que nous fimes à Valladolid, nous apprîmes sur son compte des choses qui le firent cruellement baisser dans notre opinion. C'était un concussionnaire impitoyable sous des prétextes politiques, il faisait plonger dans les anciens cachots de l'inquisition les plus notables habitants soumis à sa domination, ce qui constituait le quart de l'Espagne, puis il entrait en composition avec les familles pour rendre ses prisonniers à la liberté à prix d'argent qu'il mettait dans sa poche. Plus tard, sous la restauration, il eut une grande réputation de piété. Sans vouloir contester la sincérité de ses sentiments religieux, à cette dernière époque, je ne puis m'empêcher de noter ici que, à la dédicace d'une église qu'il fit bâtir à ses frais, près de Paris, dans une

commune où il possédait une terre et un château, l'abbé Fraissinous, renommé pour sa sainteté et son éloquence, prononça un discours où les vertus du fondateur furent exaltées. Il est assez probable que terre, château et église étaient le résultat des exactions commises en Espagne.

CHAPITRE VI

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Les grenadiers du 62°.

Le

- Le général Caffarelli.

Passage du mont Cenis. Accueil du vice-roi. — Incapacité et entêtement du général Sahuc. Combat sur les rives de la Piave. général d'Avenay mortellement blessé. Mort du général d'Avenay. Son testament.Le général Savary. Le colonel d'Haugeran ville. La parade de Schoenbrunn. Audiences de l'Empereur. Rentrée au 6e cuirassiers. L'abbaye d'Eiglewerth, l'abbé et sa cousine. Partie de plaisir en traîneau. - Un trompette français et une noble autrichienne. Mariage de l'Empereur.- Grande revue à Paris. Ordre de départ pour l'Espagne.

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Aucun incident ne marqua notre retour en France; la sécurité de la route que nous avions à parcourir était assurée par des détachements postés à des distances rapprochées. Arrivés à Bayonne, nous y laissâmes nos compagnons de route, nos chevaux, et nous partîmes, le général et moi, à franc étrier, pour nous rendre à Bordeaux et y reprendre la voiture que nous y avions laissée Un seul valet de chambre nous accompagnait. Nous fîmes, en vingt heures, les soixante-six lieues qui séparent Bayonne de Bordeaux où nous arrivâmes exténués de fatigue. Nous y passâmes trois jours employés à nous procurer les objets qui nous manquaient pour recommencer une nouvelle campagne.

On ne savait rien de positif sur les événements; on parlait seulement de la rapidité avec laquelle l'Empereur faisait marcher ses troupes vers l'Allemagne pour re

pousser les Autrichiens qui avaient envahi la Bavière sans déclaration préalable. Nous partîmes en poste pour l'Italie, en remontant jusqu'à Moulins, à cause du mauvais état des routes d'Auvergne. Nous étions impatients d'arriver sur de nouveaux champs de bataille, de revoir cette Italie que nous connaissions déjà et ces Autrichiens que nous connaissions aussi, mais avec lesquels nous trouvions que nous ne nous étions pas assez mesurés. Pendant ce long voyage que nous fîmes en tête à tête, il fut presque toujours question de choses militaires. Destinés à faire partie de l'avant-garde en face d'une armée fortement réorganisée et numériquement supérieure à celle dont nous allions faire partie, et dont un repos de trois années avait dû affaiblir les traditions de guerre, nous passions en revue toutes les hypothèses, ce à quoi nous servait grandement la connaissance que nous avions déjà du terrain.

Nous rencontrâmes en Savoie une foule d'administrateurs et de femmes fuyant l'Italie, à la suite d'un grave revers que nous venions d'éprouver. Surprises et attaquées à l'improviste, nos divisions avaient essayé de tenir à Sacile, entre le Tagliamento et la Piave, et avaient été complétement défaites. L'armée, se retirant en désordre, ne s'était ralliée que derrière l'Adige avec une perte de dix mille hommes. Ces nouvelles contristèrent le général. Etait-ce un pressentiment? Pour ce qui me concerne, je puis dire, en toute vérité, qu'elles augmentèrent beaucoup le désir que j'avais d'être près de l'ennemi.

Arrivés à Lanslebourg, au pied du mont Cenis, nous y passâmes la nuit, retenus par une tourmente qui rendait impossible l'ascension de la montagne. Nous l'entreprîmes le lendemain, traînés par huit chevaux et escortés de huit hommes, tenant quatre cordes attachées aux coins de l'impériale de la voiture pour l'empêcher de verser. Cette

précaution était indispensable, car les quinze pieds de neige sur lesquels nous devions marcher pendant une partie du trajet ne présentaient pas partout une égale solidité, et les parties molles offraient un véritable danger. Nous n'éprouvâmes qu'un seul accident qui aurait pu avoir des suites funestes. En sortant du tunnel qu'on passe en descendant vers Suse, une avalanche nous surprit et nous aurait infailliblement précipités dans la vallée, qui a plus de mille pieds de profondeur, si une masse de rochers, placée au-dessus de nous, ne l'eût séparée en deux. Une voiture de roulier, qui nous précédait, ne fut pas aussi heureuse : nous la vîmes rouler dans l'abîme pendant plusieurs minutes. Le plan sur lequel elle roulait n'était pas tout à fait vertical, et l'épaisseur de la neige ralentissait le mouvement au point de nous faire croire parfois qu'elle n'arriverait pas jusqu'au bas; les efforts désespérés des chevaux, qu'on voyait álternativement s'enfoncer dans la neige et en être ensuite arrachés violemment par le poids de la voiture, contribuaient aussi à modifier la rapidité de la chute. Nous restâmes quatre heures à la même place pendant que les canonniers nous frayaient un passage; à peine étions-nous en marche. que nous aperçûmes les quatre chevaux de la voiture. précitée, debout, sur leurs jambes intactes, ce qui nous parut miraculeux! Les deux hommes qui les conduisaient n'avaient pas roulé avec eux, et n'avaient eu d'autre mal que d'être enfouis quelques minutes sous la neige, d'où nos gens d'escorte les avaient retirés.

Une heure après, nous étions en plein printemps, parcourant au grand trot une route superbe, et découvrant la belle plaine du Piémont, verdoyante et fleurie. Nous couchâmes à Turin et arrivâmes le lendemain à Milan où nous voulions acheter des chevaux, les circonstances étant telles que nous n'avions pas le temps d'attendre

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