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pour déshonorer toute une page; quelquefois il ne faut qu'un mot. Mais les avis et les préceptes en ce genre sont également inutiles pour ceux qui ont l'organe du sentiment, et pour ceux qui ne l'ont point: nous ferons seulement ici une observation relative à la manière dont on s'y prend quelquefois pour former le goût des jeunes élèves de l'éloquence.

On leur met sous les yeux les morceaux les plus frappans des auteurs; on fixe leur attention sur les pensées brillantes, on leur fait observer les traits. Cette méthode a des inconvéniens; elle jette l'esprit hors de la route du vrai goût. Tout doit être remarqué dans un bon auteur, et les endroits qui paraissent les moins remarquables sont quelquefois ceux où les maîtres doivent s'arrêter le plus ; c'est souvent ce qui fait le tissu de l'ouvrage : c'est là que les beautés ont leur source, leur raison, leur naissance; c'est ce qui les prépare, qui les relève. Un esprit nourri d'antithèses et de métaphores ne peut manquer d'être à sec quand on lui demandera du bon sens : cependant c'est par le bon sens que les hommes valent,

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quand ils valent quelque chose. Que dirait-on d'un homme qui jugerait d'un édifice seulement par les moulures et les croisées, et qui ne ferait nulle attention à la distribution des pièces, ni à la solidité du tout?

Il y a dans tous les bons écrivains un corps suivi de pensées naturelles, prises dans le sens commun, et tirées des entrailles mêmes du sujet ; c'est la base de toute la composition:

Scribendi recte sapere est et principium et fons(1). Sur ce fond uniforme ils sement les fleurs de l'élocution, je veux dire des traits et des expressions qui ont un caractère distingué leur génie leur prodigue des pensées revêtues de toutes les sortes d'agrémens. Mais quoiqu'une complaisance secrète les invite à laisser aller ces richesses dans le courant de l'ouvrage, le jugement et le goût les retiennent, de peur qu'elles n'y soient des parures déplacées : ils n'adoptent que ce qui peut prendre la teinte du sujet, et faire un même corps avec le reste.

(1) Hor. de Art. poet. 309.

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CHAPITRE V.

De l'Arrangement des Mots et des
Pensées.

APRÈS avoir marqué les espèces et les qualités des pensées et des expres sions, et indiqué le choix qu'on en peut faire selon les circonstances, il s'agit de traiter de l'arrangement et de la liaison qu'on doit mettre entre elles.

L'arrangement qu'on donne aux expressions et aux pensées ne peut avoir que deux objets; de leur donner ou plus de grâce, ou plus de force: car l'arrangement qui produit la simple clarté est plus logique et plus grammatical qu'oratoire.

La nature a attaché des grâces à tout ce qui se fait aisément; et la force ayant le privilége de faire tout sans peine, rarement il est arrivé que la grâce et la force fussent séparées. L'athlète vigoureux est maître de ses mouvemens; il en règle les temps, la mesure; il en assure la direction. Qu'on examine tout ce qui est jeune; il est

revêtu de grâces, parce qu'il est plein de vigueur. Il en est de même des bataillons rangés : l'ordre en augmente la force, et en fait un spectacle agréable.

L'application de ces exemples se fait naturellement au discours. L'arrangement des mots, contribuant à faire joindre les idées, à les serrer mutuellement, à leur donner un certain poids, une certaine direction, leur donne plus de force, plus de chaleur. En second lieu, cette liaison se faisant sentir à l'oreille et à l'esprit par le concert et la convenance des sons qui composent les mots, il en résulte les charmes de ce qu'on appelle harmonie.

L'arrangement des mots et des pensées, considéré relativement à ces deux effets, comprend toutes les espèces de figures de rhétorique, et toutes les combinaisons qui produisent l'harmonie et les nombres oratoires.

On entend par figure, en fait d'élocution, l'arrangement des parties d'une phrase oratoire, ou même de plusieurs phrases entre elles, pour en augmenter la force ou la grâce: c'est une sorte de configuration régulière, qui

ressemble aux figures qui résultent de l'arrangement de plusieurs lignes, dont on peut faire un triangle, un carré, etc. Quand il n'y a qu'un seul mot ou qu'une idée; par exemple, quand je me représente le soleil, ou que je dis, le soleil, il n'y a pas lieu d'y mettre aucune figure, parce que l'idée, aussi bien que l'expression, étant simple et une, elle n'est pas susceptible de deux combinaisons: c'est un point; il faut toujours dire le soleil. Mais, s'il y a deux parties, alors il y a lieu à deux combinaisons: il est ; est-il? Un homme peut être debout, assis, couché, dans une attitude qui marque l'activité, la passion, l'indolence, etc.; c'est toujours le même homme sous des figures différentes. Il en est de même des pensées et des expressions. Ce sont ces espèces d'attitudes qu'on leur donne : Sententiæ quasi habitus, dit Cicéron, figura dicendi; manière de se tenir. Ces figures sont proprement l'expression du sentiment et des passions dans le discours, comme les attitudes le sont dans la sculpture et la peinture : quasi gestus orationis, dit encore Cicéron,

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