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intérieur où l'on fouille à satiété pour y découvrir des plaies domestiques, ses sentiments les plus intimes que l'on étale sous un travestissement qui les rend méconnaissables. Sa famille n'est pas épargnée; on le flagelle, sans pitié, dans ce qu'il a de plus cher en ce monde, et lorsqu'on lui a ainsi meurtri le cœur, par tant de blessures plus cruelles les unes que les autres... on recommence.

Est-ce que je tombe dans l'exagération? Aurai-je encouru le reproche de charger à dessein le tableau de couleurs sombres? L'expérience de chaque jour ne démontre-t-elle pas, au contraire, que je reste en deçà de la vérité? Je n'ai pas besoin d'insister sur le danger que crée un pareil état d'âme d'une certaine fraction de l'opinion. En s'efforçant d'affaiblir l'autorité qui doit s'attacher au magistrat, elle risque de porter atteinte au principe qu'il représente, c'est-à-dire à la justice elle-même. Et que deviendrait la société le jour où elle perdrait cette condition suprême de son existence? Incessamment battue par le flot de toutes les passions déchaînées, elle s'en irait, sans gouvernail et sans boussole, sombrer misérablement dans les profondeurs de la nuit. « Se défier » de la magistrature, a dit un illustre écrivain de » notre siècle, est un commencement de disso»lution sociale. Détruisez l'institution, recons» truisez-la sur d'autres bases; mais croyez-y. (1) »

(1) H. DE BALZAC.

Je ne considère même pas, quant à moi, comme indispensable, ce double travail de destruction et de reconstruction. Les sociétés humaines sont soumises, comme les individus, à la loi de l'évolution. Elles se développent et se perfectionnent, suivant des règles qu'on n'a pas jusqu'ici déterminées, mais dont l'existence se révèle par des phénomènes certains. Parfois un ralentissement se produit dans leur marche progressive, mais non le recul. Le système historique dont la formule annonçait le retour périodique des temps barbares, est aujourd'hui abandonné. Cette loi de transformation, le pouvoir judiciaire la subit, aussi bien que les autres institutions. Il ne lui est plus permis de se cantonner dans l'observation exclusive d'anciennes traditions, héritage d'un passé à jamais disparu. Un souffle nouveau l'a pénétré. L'inflexible sévérité d'autrefois s'est sensiblement tempérée. Les inutiles rigueurs ont fait place à des principes de modération plus en harmonie avec les nécessités de la vie moderne, et, s'il en subsiste quelques restes, ils ne tarderont pas à être emportés dans ce mouvement de réformes qui, s'accentuant de plus en plus, marque l'ascension des peuples vers le noble idéal de la démocratie. Il serait sage, cependant, de ne pas le précipiter et de le laisser s'accomplir lentement et graduellement. L'expérience nous apprend quelle force de résistance réside dans les habitudes séculaires et combien les ruptures violentes entraînent de désordres

souvent difficiles à réparer. L'essentiel, pour opérer des réformes durables, c'est de saisir le moment où le changement des mœurs les réclament, et le travail de transformation est assez visible pour qu'il frappe l'attention.

Descendu de son siège, le magistrat ne saurait vivre dans l'espèce d'isolement auquel plusieurs voudraient le condamner. Tout ce qui se passe autour et en dehors de lui l'attire, sollicite sa pensée et la retient; il est forcé de s'y intéresser. Le moyen, en effet, de résister à ce torrent d'activité exubérante qui entraîne, dans son cours rapide, les hommes et les choses! Comment demeurer indifférent à ce jeu captivant des passions et des intérêts de tout ordre qui s'exécute aux quatre coins de l'horizon et dont les mille voix de la presse lui apportent chaque jour l'écho retentissant? Peut-on exiger qu'il s'absorbe constamment dans les joies austères de la science et de l'étude ? Quand il connaîtra à fond ses dossiers, qu'il aura découvert les raisons juridiques de ses décisions, ne devrait-il pas chercher à acquérir cette science positive et pratique qui résulte du frottement quotidien avec les autres hommes ? C'est en se mêlant à eux, en les observant, en se rendant compte de leurs coutumes, de leurs procédés, des mobiles multiples qui les agitent et inspirent leurs actes, qu'il parviendra à cette parfaite justesse d'appréciation dont il a besoin dans l'exercice de ses fonctions. Il faut, en un mot, qu'il saisisse, sur le vif, la

vie sociale dans l'infinie diversité de ses manifestations. Aujourd'hui, d'ailleurs, la loi qu'il a mission d'appliquer, régit un si grand nombre d'objets qu'il est obligé de connaître leur utilité, leur origine, les rapports qu'ils ont entr'eux et avec nous-mêmes. Il y a là un trésor abondant de notions nouvelles où il lui est loisible de puiser et qu'il aurait tort de négliger.

Peut-être ce changement dans les mœurs du magistrat explique-t-il, en partie, le ton plus violent des critiques de l'opinion. Jadis son éloignement relatif du public l'environnait d'un mystérieux prestige, d'une sorte de vague terreur. Aujourd'hui qu'il est plus directement et plus intimement en contact avec lui, qu'on s'est habitué à le voir de plus près et qu'on le coudoie à tous moments, on le redoute moins. On a surpris en lui certains côtés faibles - et qui donc en est exempt? -on sait, par conséquent, qu'il est vulnérable à l'égal des autres et qu'on peut l'attaquer sans péril. Ne nous en plaignons pas; car ces attaques mêmes, quelque injustes et passionnées qu'elles soieut, tourneront à notre profit. Elles nous rendront plus avisés, plus circonspects, plus sagement prudents et nous préserveront des défaillances et des écarts.

C'est aussi un grand sujet d'étonnement que la facilité avec laquelle de soi-disant représentants de l'opinion tranchent les questions les plus épineuses et prononcent sur les cas les plus délicats.

A peine le procès est-il engagé avant même

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qu'il le soit -sur de vagues données dont la source est inconnue, ils argumentent, ils concluent, ils décident. Tel fait est douteux; ils le montrent comme certain. Tel autre, qui est étayé de nombreux témoignages ou d'indices matériels, ils l'écartent sans hésitation. Un inculpé, qui jusqu'alors avait nié son crime, s'est-il, de guerre lasse, rendu à l'évidence? Prenez garde! C'est le Juge d'Instruction ou le Président des Assises, qui, par des moyens insidieux ou des tortures morales sinon physiques, lui a arraché cet aveu. A les entendre, les magistrats sont des êtres cruels et féroces, que les pratiques professionnelles ont rendus inaccessibles à tout sentiment d'humanité, des pourvoyeurs de l'échafaud, peut-être même des bourreaux. Il leur faut, à tout prix, un coupable leur amour-propre, l'intérêt de leur avancement l'exigent. Pourquoi ne serait-ce pas l'homme qu'ils ont en leur pouvoir? Quant à l'amour de la vérité et de la justice, inutile d'en parler comme aussi du désir d'assurer le respect de la loi et de protéger la société contre les malfaiteurs. Vous croyez avoir les mains pleines de preuves. Quelle illusion! Du fond de son cabinet où il a coutume de rédiger ses improvisations, un journaliste d'aventure qui s'est constitué l'organe de l'opinion publique, en vertu d'un mandat qu'il tient de lui seul, vous avertit charitablement que vous faites fausse route. Et cependant que sait-il du procès ?

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