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faibles, les opprimés, les déshérités. Elle forme le trait d'union naturel entre deux principes en apparence opposés, mais qui se concilient parfaitement le principe de liberté et le principe d'autorité. Dans un Etat démocratique son rôle est considérable et presque prépondérant. La loi y est, en effet, souveraine, et la magistrature a reçu la mission d'en imposer à tous la rigoureuse observation. C'est à elle qu'il appartient de punir les attentats contre la fortune, l'honneur, la personne des citoyens. C'est à elle qu'on a recours pour faire maintenir, dans son intégrité, cette double et inestimable conquête de l'égalité civile et politique que nos pères ont réalisée au prix de tant d'efforts. Si elle reçoit son investiture du pouvoir, elle n'en conserve pas moins vis-à-vis de lui une indépendance nécessaire, car elle est elle-même un pouvoir, distinct des autres, et qui fonctionne séparément dans la sphère qui lui est propre et dont il ne lui est pas permis de sortir.

D'où vient alors qu'elle est discutée si passionnément? Pourquoi ces attaques incessantes dirigées contre elle et qui revêtent souvent la forme la plus acerbe? Doit-on en chercher la cause dans le renouvellement de son personnel, ou bien ses tendances et son esprit se sont-ils modifiés? Les conditions de son recrutement n'ont pas varié ; elles sont aujourd'hui ce qu'elles étaient au commencement du siècle, et, quant à son esprit, il n'a pu que s'assouplir, s'élargir et se vivifier au con

tact des idées nouvelles. De tout temps, d'ailleurs, elle a été l'objet de critiques parfois plus littéraires que justifiées. La verve gauloise de Rabelais, le fin scepticisme de Montaigne, l'amère ironie de Pascal, la malicieuse bonhomie de La Fontaine se sont exercés à ses dépens. Il n'est pas jusqu'au tendre Racine qui n'ait pris plaisir à en présenter la caricature et, dans la raillerie incisive de Beaumarchais, on sent déjà courir le souffle brûlant de la Révolution qui transformera de haut en bas l'édifice social. J'en passe et des meilleurs. Pour avoir résisté à de tels assauts, il faut que la magistrature porte en elle un principe vital indestructible. Il n'y a pas lieu d'en tirer vanité. Beaucoup de professions ont traversé les mêmes aventures qui sont toujours debout. En existe-t-il que l'on ait tourné plus souvent en dérision et criblé d'épigrammes plus acérées que celle de médecin? Le génie de Molière s'en est amusé longuement et à loisir. Notre corps médical, si riche de savoir et d'expérience pratique, n'en a pas moins gardé tout son prestige et, quand les circonstances les réclament, on ne se prive pas de ses précieux secours. Concluons qu'il est des institutions qui survivent à toutes les attaques. Nées d'un besoin social, le temps et le progrès des idées et des mœurs les corrigent, les transforment, les améliorent, mais ne les suppriment pas.

Une des choses qui nuisent le plus aux relations des hommes entr'eux, c'est, sans contredit, l'esprit

de dénigrement. On prétend que ce travers est inhérent à notre nature; je crois plutôt qu'il est le signe distinctif de certains caractères et une acquisition fâcheuse résultant du genre d'éducation que l'on a reçue et du milieu où l'on a vécu. Suivant une opinion assez commune, cette tendance à tout déprécier se serait singulièrement accentuée dans ces derniers temps, et l'on a voulu

y

voir une manifestation du sentiment de méfiance qui se développe au sein des démocraties. L'égalité des droits, a-t-on dit, qui est le fondement du régime, fait surgir le rêve de l'égalité des conditions. De là à nier toute supériorité, à rabaisser tout ce qui s'élève par la vertu, le talent, la puissance du travail et l'éclat des grandes actions, il n'y a qu'un pas, et, sous l'aiguillon de l'envie, de l'amour inassouvi des jouissances ou, par cette irritation que produit la constatation de sa propre incapacité, il est vite franchi.

Le passé, dont j'évoquais tout à l'heure le souvenir, dément une semblable appréciation, et, à la supposer fondée, elle ne diminuerait en rien les avantages d'une forme de gouvernement qui répond, mieux que toute autre, aux légitimes aspirations des peuples et aux exigences de la civilisation.

Au surplus, il convient de ne pas confondre l'esprit de dénigrement avec l'esprit de critique, dont il se sépare sous beaucoup de rapports. L'un envisage toutes choses à un point de vue

défavorable et tend à enlever, par de continuelles médisances, voire même par la calomnie, l'estime et la considération. L'autre est une prédisposition. à saisir promptement et mettre en relief les défauts cachés d'une personne ou d'une chose. Dirigé avec prudence, discernement et modération, il peut amener de notables améliorations. Le premier est blåmable et pernicieux autant que le second est utile au bon fonctionnement de l'organisme social.

Les décisions judiciaires et ceux qui en ont la redoutable responsabilité n'échappent pas aux effets de l'esprit de dénigrement. Peut-être n'y a-t-il là qu'un hommage rendu à la grandeur de l'institution. Vous me permettrez d'y voir, en tous cas, une preuve réelle de l'importance que l'on attache à l'œuvre de la justice.

Tout jugement a pour objet, la plupart du temps, un différend, un conflit d'intérêts. Il est la résultante d'un débat contradictoire, soit qu'il porte sur des questions d'ordre privé, soit que, dans une sphère plus haute et plus large, il réprime un trouble social. C'est un acte du pouvoir judiciaire, et la publicité en est l'une des conditions essentielles. Cette publicité qui constitue, pour le justiciable, une précieuse garantie, est cause que l'opinion n'y demeure pas indifférente. Elle suit les phases du procès, en commente les détails et en attend avec impatience la solution. Dans ce duel pacifique, mais non exempt de pas

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sion, où chacune des parties a déployé tous les moyens dont elle disposait et, quelquefois même, appelé à son aide certaines subtilités de la loi, il y a nécessairement, comme dans tout combat, un vainqueur et un vaincu. Que celui qui a succombé exhale, avec vivacité, l'amertume de sa déconvenue, il n'y a pas à s'en étonner. Ne dit-on pas communément qu'il a vingt-quatre heures pour maudire ses juges? Mais voilà que le public entre lui-même en scène. Il exprime son avis, prend fait et cause pour les uns contre les autres, soutient leurs prétentions, se substitue complètement à eux, et nous assistons à ce spectacle d'une émotion qui risque de devenir universelle, puisqu'elle s'étend, se propage et gagne jusqu'aux couches profondes de la société. Malheur au magistrat dont la sentence n'obtient pas son entière approbation! On ne se borne pas à une discussion plus ou moins vive, mais toujours sincère et loyale de son œuvre. C'est en un langage âpre et violent que la critique se traduit, et bientôt de l'œuvre on remonte jusqu'à l'auteur. On recherche les mobiles cachés qui ont dù le déterminer et on lui en prête de suspects, de louches, d'inavouables. Alors commence contre lui une véritable campagne d'injures, d'outrages et de calomnies. Tout ce qui le touche est jeté, sans merci, en pâture à la curiosité de chacun sa personne physique sur laquelle on déverse le ridicule à pleins seaux, son passé que l'on représente rempli de tares, son

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