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les évoquer l'un & l'autre caufant ensemble à Verfailles dans l'embrasure d'une croisée; & il se demande lequel des deux était vraiment le peintre de fon fiècle.

Ils l'étaient tous les deux, chacun à fa façon, mais dans des genres tout différents.

Saint-Simon, dans fon arrière-cabinet de Versailles, dans ce réduit qu'il appelle sa boutique, & où tout un foir il contempla « entre deux bougies » le vifage effroyable du père Le Tellier, & La Bruyère, dans fa chambre de l'hôtel de Condé, faifaient au fond la même befogne: la différence eft dans le but & dans la paffion.

Ce que Saint-Simon, le nez au vent, le vifage oblique, tel que le repréfentent fes portraits, guettait dans les galeries de Versailles, c'était le bruit des affaires, l'écho des événements, le fecret des confeils. Le caractère des hommes l'inquiétait moins que leurs actes. Exclu des fonctions & des charges par la défaveur du roi & par l'incontinence de fa langue & de fon humeur, il fe dédommageait en se faisant le juge des favorifés. Il peignait en grand, à la façon des peintres d'hiftoire. L'objet de fes études était moins l'homme la machine de l'État en mouvement. Auffi les portraits, quoique nombreux dans fon œuvre, n'y entrent-ils que comme accessoires & à titre d'éclairciement.

que

La Bruyère s'occupait moins de la machine que des ouvriers. Les événements l'aidaient à connaître les hommes, comme le caractère des hommes aidait Saint-Simon à fe rendre compte des événements. Les

événements de l'hiftoire étaient pour lui chofes tranfitoires, fatales. Tout l'intérêt fe concentrait fur les acteurs, fur l'homme, acteur éternel, éternellement variable, éternellement inconféquent & par fuite éternellement nouveau & curieux à étudier. La Bruyère eût pu éclairer Saint-Simon, lui aider, travailler pour lui, lui fournir des notes; il ne pouvait faire fa befogne; il n'y penfait pas; chaffeurs l'un & l'autre, ils ne chaffaient pas le même gibier.

Auffi le butin eft-il chez l'un & chez l'autre bien différent. Dans ce fiècle fans journaux, l'un eft le journaliste politique, l'autre le critique des mœurs.

Lorfque, rentrés chez eux après leurs féances d'obfervation, ils fe recueillaient dans le filence & se repofaient dans la folitude, que faifaient-ils, libres d'eux-mêmes? Il me femble voir Saint-Simon turgefcent, enflammé, dégonfler fon cœur plein de dépit, d'indignation & de colère, & prendre fa plume tantôt avec la sévérité du juge, tantôt avec l'ironie du mépris. Il fonge à ce qu'on a fait, à ce qu'il fallait faire, à ce qu'il eût fait, lui, l'honnête homme, l'homme à grandes vues, généreux, défintéressé, supérieur à ces vils calculs, à ces manéges ignobles dont il est le témoin chaque jour & qui font la ruine de l'État. Il veut fe foulager en confignant ces fcandales; il veut que cela foit connu au moins des fiens, & peut-être, il l'espère, « connu de tous1. » Il veut que l'on fache à quoi il a tenu que fa vie fut ftérile & pourquoi il a été fans pouvoir pour faire le bien.

1. Préface des Mémoires.

La Bruyère, lui, n'a ni indignation ni colère; quelque mépris fans doute, à caufe de fa profonde connaissance des hommes, mais un mépris de philofophe tempéré par l'expérience de la vie & par l'habitude de la méditation, ce mépris qui s'exprime par un fourire. Si fa paffion s'allume, c'est à propos d'une fottife qu'il vient d'entendre ou par un juste retour fur lui-même, en voyant tout ce qu'il aime & tout ce qu'il prife, le mérite, le favoir, talens, vertus, dédaignés & rebutés, & inutiles au bonheur & à la confidération.

Il s'affied devant fa table comme un peintre devant fon chevalet. Il ouvre fes livres & fes cahiers, & prend fa plume auffi tranquillement qu'il ferait d'un crayon. Au milieu d'une lecture, entre deux pages de fa traduction de Théophrafte, ce qu'il a vu & entendu dans la journée lui revient à l'efprit: il le note par curiofité, afin de le retrouver plus tard & de s'en amufer de nouveau. Qu'aurait dit Théophrafte, & comment fe fût-il tiré de la peinture de ce monde complexe auprès duquel la fociété de fon temps paraît fimple & primitive? Et cependant on ne peut le nier, fi les mœurs, les modes de parler & d'agir ont changé, la matière, le fond est resté le même. La Bruyère reconnaît fes contemporains dans le Flatteur, le Diffimulé, le Coquin, l'Avare, l'Impertinent, le Ruftique, dans l'Esprit chagrin & le Débitant de nouvelles. L'idée lui vient de lutter avec le grec, & d'appliquer ce style net & précis à la peinture des mœurs du XVIIe fiècle. Le voilà transportant dans le français cette phrafe fobre & concife, ces tours variés depuis

le dialogue jufqu'à l'apostrophe. Et bientôt une nouvelle tentation fe préfente: être le Théophrafte français; écrire fous cette forme brève & nette, en l'avivant, en la variant, en la rompant, en lui donnant tout le relief & toute la variété dont la langue française eft fufceptible, un ouvrage de morale d'un genre affez fingulier, affez nouveau pour réveiller l'attention d'un public blafé & frivole, où « la méthode & la fuite foient déguisées1, » qui ne foit ni un pamphlet, ni une fatire, ni furtout un traité; un livre enfin qui ne fente pas « l'in-folio, » & qui puisse « avoir cours 3 » parmi des efprits « indolents » & qui « depuis une trentaine d'années ne lifent plus que pour lire *... >>

Les augmentations, les changements introduits dans les éditions fucceffives des Caractères disent affer (quand la perfection de l'ouvrage n'en dirait pas plus encore) quel foin La Bruyère mettait au travail, combien il était difficile pour lui-même & ambitieux de l'abfolu dans le bien. Le choix des mots, qui femblent par leur jufteffe triés & pefés un à un & essayés à la pierre de touche; l'exquifité des expreffions dont une feule convient à chaque pensée; l'importance donnée au métier, c'est-à-dire à l'art; le regret de certains termes tombés en défuétude, qui ne lui femblent pas remplacés, & dont la perte appauvrit le vocabulaire,

1. Chapitre Des Jugements.

2. Ibidem.

3. Préface des Caractères.

4. Ibidem.

la palette de l'écrivain; l'infinie variété des moyens d'effet, la recherche du pittorefque & du nombre indiquent, en même temps que l'amour du parfait, un befoin de plaire qui fent bien l'artiste.

« C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule. » Cette pensée fi jufte & fi nette parut nouvelle en fon temps, & beaucoup de gens encore aujourd'hui la trouvent paradoxale. De certains vont même jusqu'à y foupçonner de la mauvaise foi, tellement les fcandalife cette affimilation de l'art d'écrire à un métier. Et cependant cette phrafe de La Bruyère ne contient autre chose que le fentiment de tous les vrais artiftes, qui, plus ils ont l'esprit haut, tiennent d'autant plus à n'être ni arrêtés ni surpris dans l'expreffion de leur pensée.

Cela peut s'entendre auffi bien du grand peintre qui pouffe le foin de l'exécution jufqu'à la minutie dans le choix dans la propreté des outils, & de l'écrivain qui fait fa nourriture des dictionnaires. Ni l'un ni l'autre ne font jamais trop bien armés pour fuivre, faifir & fixer au passage les rapides phénomènes de la fenfibilité & du génie.

J'ai entendu des hommes d'un efprit vraiment claffique, c'est-à-dire hommes éminemment inftruits & éminemment fenfés, condamner comme une perverfité du goût ce foin extrême de la perfection dans l'ouvrage de La Bruyère. Selon ces juges auftères, La Bruyère ne ferait dans le grand fiècle de la littérature française par excellence que le premier écrivain de la décadence.

Peut-être faut-il voir ici un effet de rancune contre

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