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Il femble que plus tard le monde les lui gâte & pervertiffe tout ce qu'il aime en elles & tout ce qu'il en attend. Le bel âge de la femme eft pour lui, il l'a dit1, de treize ans à vingt-deux (treize ans, l'âge de Catherine Turgot lorsqu'elle se maria). Il lui vient en parlant des jeunes filles des réflexions qui prouvent autant de fenfibilité de cœur que de justesse d'efprit Il échappe à une jeune personne de petites chofes qui perfuadent beaucoup & qui flattent fenfiblement celui pour qui elles font faites... Tout favorise une jeune perfonne, jufqu'à l'opinion des hommes qui aiment à lui accorder tous les avantages qui peuvent la rendre plus fouhaitable. Il est plein de pitié pour les pauvres filles fans dot, à qui leur beauté & leur vertu ne fervent qu'à leur faire espérer une grande fortune. Il penfe d'ailleurs qu'une femme eft facile à gouverner à un homme qui s'en donne la peine, & fe plaint qu'on s'en prenne aux hommes de ce que les femmes ne foient pas favantes, c'est-à-dire pour lui, inftruites & exercées à penfer. Car il ne voit, dit-il, ni loi, ni édit qui leur défende « d'ouvrir les yeux & de lire, de retenir ce qu'elles ont lu & d'en rendre compte dans leur converfation ou par leurs ouvrages. » Celles-là mêmes, on l'a vu par l'exemple de Mme de Boiflandry, qui dans la fuite de leur vie avaient trahi fon efpérance & démenti fes prévifions, il les aimait encore dans le fouvenir de cet âge où il les avait connues fi fincères & dans tout le charme des grâces naïves. L'enfant reftait pour

1. Des Femmes. Voir p. 156, t. 1er.

lui la femme véritable; tout le reste était le tort du monde, du mauvais deftin, du mari, des amants. Il semble qu'il entrât dans fon amour des femmes quelque chofe de la tendreffe paternelle. Peut-être avaitil fait ce rêve, que d'autres que lui ont fait, d'une enfant élevée pour foi, & du mariage commençant à l'éducation. Sa dernière équipée en ce genre fut fon aventure avec la petite fille de Michallet le libraire, par lui fi magnifiquement dotée. L'anecdote eft affer connue pour qu'on puiffe fe contenter d'y faire allufion. Mais les termes mêmes où Formey l'a racontée ont trop de rapports à notre sujet pour qu'on nous fache mauvais gré de les rappeler une fois de plus. Dans cette boutique de libraire où, felon l'usage du temps, La Bruyère venait prefque journellement s'affeoir pour s'informer des nouvelles & feuilleter les livres, fe trouvait une enfant, fort gentille, dit Formey, dont il s'amufait & qu'il avait prife en amitié. C'est en jouant un jour avec cette enfant qu'il tira de fa poche le manufcrit des Caractères & l'offrit au libraire en lui difant : « S'il y a profit, ce fera la dot de ma petite amie. » On fait quelle fut cette dot : M. Fournier en est allé chercher le chiffre dans un pamphlet fort connu, Pluton Maltôtier (1708, in-12) qui donne la fortune & le portrait des principaux financiers du temps. La fille de Michallet, la petite amie de La Bruyère, épousa Remi de Jully, fermier général, & lui apporta en mariage cent mille livres en espèces fonnantes. Certes, jamais fille ne fut dotée de plus d'efprit, argent comptant. ̧

Nous n'avons, pour terminer, que peu de chofe à dire de cette édition. Nous avons fuivi littéralement le texte de la neuvième, la dernière que l'auteur ait revue, & qu'il a pu revoir entièrement, puisque, ainfi que le remarque Walckenaër, elle parut quelques jours feulement après fa mort. Nous en avons maintenu même les leçons conteftées & qui ont été changées dans les éditions fuivantes, en indiquant dans les notes celles qui ont prévalu. La postérité a fait fon choix entre ces leçons différentes, & la tradition s'eft établie. Il ne manque pas, il ne manquera jamais d'éditions claffiques & populaires du livre de La Bruyère nous ne nous plaignons pas de voir inceffamment réimprimer les Caractères felon l'orthographe courante, au moins moderne, puifque c'est mettre le livre à la portée d'un plus grand nombre de lecteurs. Mais, à caufe de cela même, il eft intéressant pour l'histoire de la langue & de l'orthographe de reproduire de temps à autre le texte original, tel qu'il a été arrêté par l'auteur. C'est un lieu commun aujourd'hui qu'au xvire fiècle l'orthographe française n'était point fixée. Elle l'était du moins quant au fens, s'éloignait moins que l'orthographe perfectionnée de nos jours de l'étymologie. Quand il s'agit notamment d'un littérateur auffi confommé que La Bruyère, hellénifte & latinifte, il convient de prendre garde & de rechercher les principes là où l'on ne croit voir qu'arbitraire ou négligence. La Bruyère n'emploie l'accent aigu fur l'é final qu'au fingulier; au pluriel il termine par ez fans accent, ce qui est une orthographe auffi bonne qu'une autre, & peut-être même

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plus claire pour l'ail. Il double la confonne dans les mots compofés, par refpect pour l'étymologie; il maintient le trait d'union entre ceux que la compofition n'a pas altérés: long-temps, fur-tout, bien-tôt, bienféance; il conferve dans les mots de formation latine l'orthographe originale: fçavoir, noftre, pastre, feste, ne voyant pas apparemment l'avantage ou l'économie que nous avons trouvée à les fupprimer; il laisse le z arabe à magazin. Pour lui Rois eft le pluriel de Roy; par la même raison maris devrait être aussi le pluriel de mary. Pourtant nous voyons indifféremment, quelquefois fur la même page, «mary » & « mari; » cette dernière forme eft néanmoins la plus fréquente, preuve que cette orthographe nouvelle entrait dans l'ufage & gagnait du terrain. De même « celuy » ¿ « celui, » & encore « employe » & « emploie, » « voyent » &« voient,» « croyent » & « croient. » Une règle invariable eft l'exclufion du t final au pluriel des mots en ent & en ant (événemens, enfans). Quelquefois l'adjectif qui fuit deux mots de différents genres prend le genre du dernier, «fon de voix & démarche empruntées » (t. Ier, p. 256). Nous trouvons aussi dans la même page « plûtôt » & « plutoft,» « noftre » & « nôtre. » Eft-ce inadvertance, ou fimplement indifférence entre deux formes également convenables, dont l'une tend à prévaloir, & dont l'autre n'est pas encore abandonnée? Au reste la lettre éliminée est toujours remplacée par un accent (plustost, plûtôt; tousjours, toûjours). Ce n'est qu'un changement de figne; mais il n'y a vraiment là, ni dans un cas ni dans l'autre, de faute à corriger. La Bruyère

dis qui

eft auffi bien dans fon droit quand il écrit « gratieux » d'après gratia, ou « confcientieux » d'après confcientia, que s'il écrivait « grâcieux, confciencieux, » d'après grâce & confcience. Là où il y a vraiment héfitation, c'est au fujet des confonnes doubles ou fimples, furtout dans les mots où l'étymologie ne décide pas nettement. Il ne faut pas oublier que dans ces temps où l'Académie n'avait pas encore d'autorité reconnue fur la langue, nul n'avait qualité pour faire la loi. La Bruyère écrit «flateur » & « flater » par un feul t. Nous en mettons deux aujourd'hui d'après l'Académie; je défie qu'on me dife pourquoi. Il écrit « diferer » comme «pré-ferer. » Nous doublons l'f du premier mot par refpect pour l's du préfixe grec n'eft pas là dans fon emploi, puifqu'il s'agit d'un mot latin & que le préfixe latin correfpondant à dis eft di. Mais La Bruyère écrit « appercevoir » par deux pp, pour conferver la place du préfixe latin ad. On fupprime actuellement ce premier p: je demande lequel eft le plus conféquent. Il met deux pp au mot « duppe, » comme Rabelais & comme Marot; nous n'en mettons qu'un feul, à tort fi l'étymologie donnée par M. Chevallet (huppe) eft véritable, comme le croit M. Littré. Il écrit encore « échaper, échapé1; » nous mettons deux pp, contre toute règle, à cet infinitif, quoique n'en mettant qu'un à escapade. De même au verbe « échaufer » La Bruyère ne met qu'un feul f; nous en mettons deux, malgré les ra

1. Il échappe, à cause de la finale muette; même observation pour enveloper & il enveloppe, &c.

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