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forière n'a pas parlé, & fur ce point encore les conjectures échouent dans la vapeur difcrète dont la vie intime de La Bruyère est enveloppée. La perfonne de Mme de Boiflandry nous eft mieux connue. Elle l'était avant qu'une note de Chaulieu, relevée par Aimé Martin, nous eût fait reconnaître en elle l'Arténice des Caractères. Celle-ci a du moins eu l'honneur d'être perfonnellement célébrée dans le livre de fon ami. C'eft elle le sujet, j'allais dire l'héroïne de ce Fragment exquis où La Bruyère femble avoir referré la matière d'un roman délicat, éternellement regrettable : Il difoit que l'efprit dans cette belle perfonne étoit un diamant bien mis en œuvre... Il est impossible, croyons-nous, de lire cette page teintée de la douce tristesse du regret comme de la grife lumière de la lune fans fe fentir pénétré de la mélancolie des illufions envolées & du bonheur entrevu. Mme de Boiflandry s'appelait Catherine Turgot, & était fille de Turgot Saint-Clair, doyen du Confeil. Elle n'avait que treize ans lorfqu'elle fut mariée à Gilles d'Aligre de Boiflandry, petit-fils & arrière-petit-fils des chanceliers d'Aligre. La Bruyère avait alors quarante & un ans. Il avait donc pu voir cette enfant au berceau, la fuivre dans fon développement & dans fes grâces fleuriffantes,& plus tard, lors de fon complet épanouiffement, fe prendre pour elle d'une de ces amitiés tendres, faciles à l'âge mûr, telle qu'il en éprouva peut-être pour la jeune fille de Mme de Soyecourt. Nous n'avons pas à nous demander fi Catherine Turgot était belle: Chaulieu, qui fut fon amant en fes belles années, en a rendu ce témoignage, d'autant moins fufpect que

lorfqu'il l'écrivit il n'en était plus à éprouver fon infidélité: « C'étoit une des plus jolies femmes que j'aie connues, qui joignoit à une figure très-aimable la douceur de l'humeur & tout le brillant de l'efprit. » Quant au portrait moral, nous l'avons dans le Fragment de La Bruyère, aussi complet, auffi détaillé, fouillé qu'il eft poffible. Et ce portrait eft charmant: modeftie & grâce, vivacité & sentiment, esprit & bon goût, telle est celle que La Bruyère se plaît à louer d'avance « de toute la fageffe qu'elle aura un jour, & qu'il fouhaite de voir fur un grand théâtre « pour y faire briller toutes fes vertus. » Hélas! le philofophe, l'ami n'avait point été prophète!

Peu de temps après fon mariage Arténice commença à briller tout autrement. Sept ans plus tard, fes défordres éclatèrent par un procès fcandaleux dont les conféquences ne furent arrêtées que par l'entremise puiffante de fa famille. Dès lors chanfonniers & fottifiers ne cessent plus de s'occuper de Mme de Boiflandry. Le nombre de fes amants, dit-on, eft infini. Elle paffe de Chaulieu, souvent trompé, à Lassay, & de Laffay à Chevilly, capitaine aux gardes, lequel, il est vrai, l'époufa à quarante ans, après quelques mois de veuvage. Lorfque le Fragment parut dans la huitième édition des Caractères, le procès avait eu lieu, & La Bruyère put configner à l'imparfait fon regret de tout ce qu'il avait efpéré & prédit. Double regret, dirai-je, car il y a du regret déjà dans les louanges que donne à une très-jeune femme un homme trop âgé pour elle. De ce premier bonheur La Bruyère avait fait fon deuil : il lui fallait encore porter le deuil du bonheur

d'où il s'était exclu. Que M. de Boiflandry ait été, comme on l'a dit, par sa platitude i fa fottife, la cause première des déportements de fa femme, cela eft poffible; mais qu'importe? La Bruyère pleurait fur cette enfant qu'il avait connue belle & sage, spirituelle & modefte, féduifante, incomparable. Elle eft reftée pour lui telle qu'il l'avait vue, admirée & aimée à cet âge heureux des promeffes. Ne cherchons point, comme on l'a fait, de malice ni d'ironie en ce portrait. S'étonner qu'un tel éloge puisse s'adresser à une femme compromife, c'eft, comme l'a dit Sainte-Beuve, n'apprécier qu'à demi la générosité de La Bruyère.

Ainfi encore la pénombre, le vague, le mystère. De ces trois femmes que La Bruyère a connues, qu'il a aimées peut-être, pas une n'a livré fon fecret; & il n'a livré fon fecret fur pas une. Et de ces trois aventures (pas même aventures, rencontres) il ne reste qu'un fouvenir incertain, que l'imagination peut colorer à fon gré. Tout eft poffible; mais il eft poffible auffi qu'il n'y ait rien eu que ce que nous lifons. Et c'est en cela peut-être qu'il faut admirer furtout ce fond de prudence, difons mieux, de fageffe qui, en toutes chofes, gouverna la vie de La Bruyère. Nature tendre en dépit de fes brufqueries, caur fympathique & humain, peut-être fut-il de ceux qui redoutent le bonheur autant qu'ils y afpirent, & qui, par fierté & par refpect d'eux-mêmes, aiment mieux rêver l'amour que de fe donner des chaînes? Ne fe pourrait-il pas même que cette réserve eût été un attrait de curiofité pour les femmes que le chanfonnier fait courir après lui?

La Bruyère fe préferva par fa dignité, par la confcience de fa valeur & par l'amour de fa liberté des méfaventures ridicules d'un galantin tel que Chaulieu, & de l'infamie du libertinage. Il fut fage, a dit Sainte-Beuve; il « ne fe maria pas. » Il avait obfervé lui-même (au chapitre du Mérite perfonnel) qu'« un homme libre & qui n'a point de femme, s'il a quelque efprit, peut s'élever au-dessus de få fortune, fe mêler dans le monde & aller de pair avec les plus honnêtes gens; ce qui, ajoute-t-il, est moins facile à celui qui eft engagé... » Peut-être aura-t-il voulu garder son franc-parler avec les femmes, comme avec les grands, & fe fera-t-il fevré de l'amour comme de l'ambition & par le même fcrupule. On retrouve véritablement là le philofophe, l'Antifthènes. La chose lui reffemble d'ailleurs: on a déjà remarqué qu'il fe démit de fes fonctions de tréforier avant que de prendre fes franchises envers les gens de finance. Tout fatirifte eft philanthrope: il faut aimer les hommes pour les cenfurer. La Bruyère, qu'on a quelquefois taxé de févérité dans fes jugements fur les femmes, en a trop parlé & les a trop bien connues pour ne les avoir pas aimées.

Il y a de la tendreffe dans fa critique. On y fent le befoin d'une perfection à laquelle il croit. Sa févérité n'est pas celle du libertin qui méprise, ni de l'homme blafé qui raille; c'est plutôt la fainte colère du croyant jaloux de la pureté de fon idole, & qui prend les verges pour chaffer les larrons hors du temple. Comment douter qu'il ait aimé en lifant cette phrafe où plane le fentiment le plus éthéré : « Un

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beau visage est le plus beau de tous les Spectacles, & l'harmonie la plus douce eft le fon de voix de celle que l'on aime. » Ou celle-ci encore où la fympathie monte, il nous femble, jusqu'à l'adoration : « L'on peut être touché de certaines beautés fi parfaites, & d'un mérite fi éclatant, que l'on fe borne à les voir & à leur parler. » En même temps il se rencontre des obfervations d'une fineffe favante, qui témoignent d'une étude conftante & réfléchie, & comme d'une expérience intime: Une femme garde mieux fon fecret le fecret d'autrui. que Les femmes guérissent de la paresse par la vanité ou par l'amour. La pareffe au contraire dans les femmes vives eft le présage de l'amour. Ou encore celle-ci, qui dut être à l'adreffe de l'une des jeunes amies de La Bruyère: « Les belles filles font fujettes à venger ceux de leurs amants qu'elles ont maltraités, ou par de laids, ou par de vieux, ou par d'indignes maris. » Remarquons-le d'ailleurs comme une preuve de la délicateffe de goût de La Bruyère & de la pureté de fes Sentiments en amour, la femme qui lui plaît le mieux c'est la femme jeune, la jeune fille, la femme-fleur plus que la femme-fruit. Mme de Belleforière est très-jeune, auffi Mlle du Terrail; Catherine-Arténice eft une enfant. Son intérêt pour les femmes commence dès les premières années : il aime non-feulement la jeune fille, mais la petite fille. C'est à cet âge de naiveté & d'ignorance qu'il aime à étudier leurs grâces &à obferver leur efprit. Il aime à les regarder croître, Je transformer, s'épanouir : il assiste à leur développement, comme un botaniste au progrès d'une plante.

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