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la fameufe théorie de « l'art pour l'art, » que l'on a crue à tort inventée dans ce fiècle. Tous les bons écrivains de tous les temps (non-feulement les poëtes) & tous les bons artistes ont aimé dans leur art l'art lui-même, & fe font efforcés d'y exceller. Déjà en 1680 Baillet reprochait au poëte le plus exquis de la Renaissance française, à Remi Belleau, fon application au bon choix des mots & à la chromatique du ftyle, difant qu'il « polifoit fon difcours avec tant d'exactitude qu'on auroit pu attribuer ce Join à quelque affectation vicieufe, fi l'on n'avoit fu que cela lui étoit naturel1. » La décadence de la littérature française daterait donc de plus loin que La Bruyère. Elle remonterait à ce grand xvi fiècle, âge de ferveur pour les arts, pour les lettres, pour la poéfie, pour les fciences, le plus actif & le plus brillant fiècle de notre hiftoire. Elle remonterait même plus haut, au xve fiècle, avec Villon & Charles d'Orléans; au XIIIe, avec Marie de France & Adam de la Halle; à tous les temps où ont régné l'art de bien dire, l'amour de la précision & de la grâce! Les perfonnes d'ailleurs très-respectables qui raisonnent ainfi s'appuyent fur une diftinction, felon moi, bien fubtile: elles placent l'apogée des littératures au moment indéfinissable où l'art s'ignore encore lui-même & où la poéfie & l'éloquence ne font qu'un pur langage, uniquement inspiré & rhythmé par mouvements de l'âme & par l'impulfion du génie. C'est là, fuivant elles, ce qu'on peut appeler parler pour

1. Voir Jugement des Savants, t. II.

les

dire quelque chofe, pour enfeigner, pour perfuader; tout le refte eft parler pour parler & filer des phrafes. Mais où prendre dans l'hiftoire des littératures & des langues ce point culminant de l'éloquence foudroyante & de l'art irréfléchi? A quel moment déterminé de la vie des nations l'orateur, l'écrivain, le poëte commencent-ils à s'inquiéter des moyens de convaincre & de plaire? Voilà ce que je me demande. Eh bien, j'ai le malheur de penfer que rien ne s'invente, &, de même que tous les instincts font nés avec le premier homme, que tous les arts font contemporains des fociétés. Je crois que Ménénius Agrippa était tout aussi artiste en éloquence que Cicéron & prenait tout autant de peine pour émouvoir & pour perfuader fon auditoire. Il était plus bref parce qu'il parlait à

des

gens plus fimples; mais en fomme l'Apologue des Membres & de l'Eftomac ne me paraît pas moins ingénieux que les Verrines. Et d'ailleurs s'il faut que la splendeur des arts correfponde avec la décadence des fociétés, pourquoi toujours donner pour modèles les grandes époques de l'art, pourquoi toujours citer le fiècle de Périclès & le fiècle d'Augufte, pourquoi toujours vanter la pureté de Virgile & la grâce d'Horace? Mais ici l'on m'arrête: laiffons les primitifs, me dit-on; il ne s'agit pas de la conduite générale de l'histoire, mais de fes évolutions, c'est-àdire des fiècles. Ainfi La Bruyère ne marquerait plus la décadence de la littérature françaife, mais la décadence de la littérature du xvi1o fiècle. On l'oppose à Pafcal, à Boffuet, à Molière. Il reste avec le délicat Fénelon, épris comme lui de la richese des langues

& qui, felon fa Lettre à l'Académie, aurait voulu qu'on ne retranchât pas du Dictionnaire un feul mot de la langue de Montaigne & de Clément Marot; il refte l'écrivain de tranfition, efféminé, raffiné, corrompu, qui dévie de la bonne route & prend le moyen pour le but. On ne l'oppofera pas du moins à La Fontaine, entêté autant que lui & que Fénelon de la valeur des mots, du mouvement de la phrafe & de tous les moyens d'expreffion; & je ne vois pas qu'il y ait moins d'art, d'art raffiné, dans les Provinciales que dans les Caractères. Quant à Boffuet, fes manufcrits nous ont été confervés couverts de ratures qui indiquent qu'il ne s'inquiétait pas feulement d'être clair & d'étre compris, mais auffi qu'il craignait de n'être pas fuffisamment pompeux & brillant, & que la beauté de l'éloquence ne lui paraissait pas moins obligée que la beauté de la doctrine.

Mais qu'importe! fi ce foin, cet amour de la perfection reprochés à La Bruyère eft précisément ce qui l'a fait vivre! Comment ce livre eft-il parvenu jufqu'à nous, grandi fant inceffamment dans l'eftime des hommes, & plus haut prifé aujourd'hui qu'au moment de fon apparition, alors que la nouveauté & le fcandale s'ajoutaient à l'éclat de fon fuccès? Comment a-t-il démenti les prédictions des contemporains &, entre autres, de Charpentier qui, en recevant La Bruyère à l'Académie, prétendait dans fon difcours limiter le fuccès des Caractères à la durée de l'intérêt excité par la reffemblance des portraits? « Il est fâcheux, disait trente ans plus tard l'abbé d'Olivet, que les Caractères de M. de La

durant

Bruyère, que nous avons vus fi fort en vogue quinze ou vingt ans, commencent à n'être plus fi recherchés. Prenons-nous-en, du moins en partie, à la malignité du cœur humain. Tant qu'on a cru voir dans ce livre les portraits de gens vivants, on l'a dévoré pour fe nourrir du trifte plaifir que donne la fatire perfonnelle. Mais à mesure que ces gens-là ont disparu, il a ceffé de plaire fi fort par la matière. Et peut-être auffi que la forme n'a pas fuffi toute feule pour le fauver 1. » L'abbé, homme d'efprit pourtant, aurait voulu fe préparer des démentis fur tous les points, qu'il n'eût pas mieux réussi.

Qu'après la mort de La Bruyère, le fuccès de fon ouvrage ait été fuivi de quelque réaction, cela eft dans l'ordre naturel. Il perdait, il devait perdre avec le temps une partie de fon intérêt pour les malins, comme dit d'Olivet, qui ne cherchaient dans ce livre que des allufions aux contemporains. Mais moins d'un fiècle après que d'Olivet eut écrit & publié cette phrafe incroyable, l'Académie française mettait au concours l'éloge de La Bruyère, & les éditions des Caractères multipliées fe multipliaient encore pour le befoin des philofophes & des littérateurs. Aujourd'hui que les originaux, réels ou prétendus, des portraits de La Bruyère font morts depuis deux cents ans, que les débats auxquels il a été mêlé, que les questions qui s'agitaient de fon temps font épuisés & oubliés, que les modes & les mœurs dont il traite dans fon livre ont disparu, com

1. Hiftoire de l'Académie, t. II, p. 339.

ment les éditions s'en multiplient-elles encore au point que dans une même année trois éditeurs au moins fe font concurrence? Qui donc a fait vivre jufqu'ici & fait vivre encore ce petit livre, livre de poche, auvre d'un homme obfcur dans l'hiftoire, qui ne fut jamais de rien, & dont la vie même eft inconnue, finon le mérite précisément que l'abbé d'Olivet ne croyait pas fuffifant pour le fauver, la forme, c'est-à-dire le ftyle, l'expreffion, l'art? Les Caractères vivront furtout déformais comme démonftration; parce que l'auteur a montré dans ce livre tout ce que la profe française, dont on voudrait faire l'inftrument exclufif de la difcuffion, de l'enfeignement & de la polémique, a pu dans tous les temps, outre fa clarté proverbiale, acquérir, fous la main d'un « bon ouvrier », de qualités brillantes, de variété, de nombre, jusqu'à rivaliser avec la poéfie même par le relief des images & la grâce des mouvements. Cet effort, cette démonftration, fuffit pour placer La Bruyère au niveau des plus illuftres de fon fiècle, &, comme il n'y a qu'égalité dans la perfection, affure à fon livre l'immortalité des œuvres accomplies.

Dans une introduction au livre des Caractères, on attendrait naturellement quelques détails fur fon auteur. Malheureusement, ainfi que je l'ai dit plus haut, la vie de La Bruyère eft prefque inconnue, ¿ les recherches des modernes inveftigateurs les plus déliés ne font point parvenues à jeter beaucoup de lumière de ce côté. Son acte de baptême récemment

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