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NE méthode excellente pour juger de l'efprit des différents fiècles & des différentes époques ferait de comparer les jugements qu'ils ont portés d'un même ouvrage & d'un même auteur: j'entends un ouvrage immortel, un chef-d'euvre, & un auteur d'un mérite incontefté.

Cette obfervation a déjà été faite à propos de Fé

nelon,

comme

tour à tour apprécié comme écrivain mystique,

politique avancé & comme utopifte, apôtre de tolérance, & que l'on commence aujourd'hui à fe repréfenter comme tout le contraire, comme fanatique, intolérant & perfécuteur des proteftants. Que de points de vue divers, oppofés, n'aurait-on pas de

fiècle en fiècle fur La Rochefoucauld, fur Montaigne, fur Rabelais, où l'on retrouverait le contre-coup des

opinions des âges fucceffifs & des évolutions du goût littéraire en France?

Sur La Bruyère & fur fon livre le même travail de comparaison amènerait des résultats non moins remarquables. De fon vivant, au moment de fon entrée à l'Académie, c'est le fatiriste qui domine. Les clefs qui circulent, les applications aux personnes attirent l'ail du lecteur & le diftraient du refte. Au fiècle fuivant, on verrait le moralifte: c'est lui qui intéreffe & c'est de lui qu'on s'occupe, & cette préoccupation fe continue jufqu'aux premières années du fiècle préfent avec Suard & Victorin Fabre. De nos jours enfin, c'est l'écrivain que l'on confidère, &, plutôt encore que l'écrivain, l'artiste.

Ces trois points de vue Spéciaux correspondent aux génies divers des trois fiècles. Le point de vue perfonnel eft celui des contemporains. La prédilection pour le moraliste répond aux prétentions philofophiques du XVIIIe fiècle. D'après les jugements actuels on peut conclure que notre temps eft, en fait de littérature, particulièrement littéraire.

Les clefs ont confervé jusqu'à préfent leur intérêt; mais cet intérêt a changé de nature. Il est devenu purement historique. Il ne s'agit plus pour nous de favoir fi tel portrait eft vraiment reffemblant, fi la caricature eft bonne, l'allufion maligne, le trait fanglant. Ce que nous cherchons dans ces traits épars, c'est plutôt des révélations fur les mœurs, les ufages, un éclair fur la conduite de tel perfonnage ou fur l'importance de tel événement. Que Cydias foit vraiment Fontenelle, ou Théodecte le comte d'Aubigné, il

que

ne nous importe en fomme que médiocrement. Ce nous aimons, c'est à retrouver dans la façon de ces jugements une opinion du temps, un contrôle aux fentiments des auteurs de mémoires & des hiftoriens. Nous ferions capables aujourd'hui de refaire les clefs avec plus de jufteffe que les contemporains de La Bruyère. La paffion qui pouvait les égarer n'est plus en nous. Ils jugeaient par induction à travers les voiles de l'hypocrifie & le mirage des fentiments contraires; nous jugerions, nous, sur pièces & contradictoirement après une information de deux fiècles. Mais, encore une fois, ces applications aux personnes font actuellement le moindre intérêt du livre de La Bruyère. Elles ne font plus que rébus à amuser la curiofité. Dépouillé de cet intérêt de circonftance, le livre a gardé tout fon mérite & toute fa beauté. La morale de La Bruyère n'est plus à chercher. Ses principes d'humanité, de juftice, fes opinions en politique, en religion, n'ont plus befoin d'être commentés. Ses fentiments fur toutes chofes font ceux d'un honnête homme qui prend de tout, entre le trop

le trop peu. Si fa dévotion a paru à quelquesuns « entachée de janfénifme, » c'est qu'un peu de Janfénifme en ce temps-là était la religion des chrétiens fages & raisonnables, de Mme de Sévigné, de Racine & de Boileau. Sa philofophie est celle de Boffuet, cartéfienne & chrétienne. En politique, il n'eft ni courtisan, ni frondeur. Il n'est d'aucune cabale ni d'aucun parti, pas plus avec les libertins qu'avec les faints. Il tient pour la politique de droiture & de juftice. Si on lui reproche l'approbation

laiffée à la révocation de l'édit de Nantes, il faut la reprocher auffi aux plus éclairés de fes contemporains: c'était affaire de politique & d'obéiffance plutôt que d'autre chose. La Bruyère aime fon roi en bon Français & déteste l'ufurpation : c'étaient les fentiments d'alors. Il eft entre Bafilide, l'ultra, & Démophile, le républicain. Son credo eft dans le premier paragraphe du chapitre du Souverain & de la République.

Dans tout cela plus de fageffe que d'ardeur, plus de raison que d'enthousiasme : fes passions étaient ailleurs.

Je croirais volontiers qu'en ces matières fi graves de la religion, de la morale & de la politique, La Bruyère était ce qu'on appelle un prudent. Il avait la prudence des hommes très-occupés de leurs pensées & qui ne veulent pas que l'extérieur dérange l'intérieur. Une extrême décence au dehors eft une condition d'indépendance pour l'efprit. C'était l'avis de Montaigne, de Malherbe, de Naudé & de tous les libres efprits de tous les temps. La Bruyère penfait là-deffus comme devait penfer de fon temps un homme qui fe refpecte, & qui refpecte les autres dans l'intérêt de fa liberté.

En fomme, tout fe passe en lui. Pour bien juger de La Bruyère, de fon génie & de fon auvre, il faut le confidérer dans fon ifolement, dans fon obfervatoire, dans ce cabinet où, dit l'abbé d'Olivet, il paffait fa vie avec de bons livres & des amis bien choifis. Sainte-Beuve, après avoir cité le passage où SaintSimon dans fes Mémoires configne fes regrets de la mort de La Bruyère qu'il avait connu, fe plaît à

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