Page images
PDF
EPUB

orné; qui méprise la Cour aprés l'avoir vûë, méprise le monde.

¶ La Ville dégoûte de la Province: la Cour détrompe de la Ville, & guerit de la Cour.

Un efprit fain puise à la Cour le goût de la folitude & de la retraite.

DES GRANDS.

A prévention du peuple en faveur des Grands eft fi aveugle, & l'entêtement pour leur gefte, leur vifage, leur ton de voix & leurs manieres fi general; que s'ils s'avifoient

d'être bons, cela iroit à l'idolâtrie.

¶ Si vous étes né vicieux, ô Theagene, je vous plains: fi vous le devenez par foibleffe pour ceux qui ont interêt que vous le foyez, qui ont juré entr'eux de vous corrompre, & qui fe vantent déja de pouvoir y réüffir, souffrez que je vous méprife. Mais fi vous étes fage, temperant, modefte, civil, genereux, reconnoiffant, laborieux, d'un rang d'ailleurs & d'une naiffance à donner des exemples plûtôt qu'à les prendre d'autruy, & à faire les regles plûtôt qu'à les recevoir; convenez avec cette forte de gens de fuivre par complaifance leurs déreglemens, leurs vices & leur folie, quand ils auront par la déference qu'ils vous doivent, exercé toutes les vertus que vous

[graphic]

cherissez : ironie forte, mais utile, tres-propre à mettre vos mœurs en feureté, à renverser tous leurs projets, & à les jetter dans le parti de continuer d'être ce qu'ils font, & de vous laiffer tel que vous étes.

L'avantage des Grands fur les autres hommes eft immense par un endroit; je leur cede leur bonne chere, leurs riches ameublemens, leurs chiens, leurs chevaux, leurs finges, leurs nains, leurs fous & leurs flateurs; mais je leur envie le bonheur d'avoir à leur fervice des gens qui les égalent par le cœur & par l'efprit, & qui les paffent quelquefois.

Les Grands fe piquent d'ouvrir une allée dans une forêt, de foûtenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d'eau, de meubler une orangerie mais de rendre un cœur content, de combler une ame de joye, de prévenir d'extrêmes befoins, ou d'y remedier; leur curiofité ne s'étend point jusques-là.

¶ On demande fi en comparant ensemble les differentes conditions des hommes, leurs peines, leurs avantages, on n'y remarqueroit pas un mélange, ou une efpece de compenfation de bien & de mal, qui établiroit entr'elles l'égalité, ou qui feroit du moins que l'un ne feroit gueres plus defirable que l'autre : celuy qui eft puiffant, riche, & à qui il ne manque rien, peut former cette queftion; mais il faut

que ce foit un homme pauvre qui la décide.

Il ne laiffe pas d'y avoir comme un charme attaché à chacune des differentes conditions, & qui y demeure, jusques à ce que la misere l'en ait ôté. Ainfi les Grands fe plaisent dans l'excés, & les petits aiment la moderation; ceux-là ont le goût de dominer & de commander, & ceux-cy fentent du plaifir, & même de la vanité à les fervir & à leur obéir : les Grands font entourez, falüez, respectez; les petits entourent, faluënt, se profternent, & tous font contens.

Il coûte fi peu aux Grands à ne donner que des paroles, & leur condition les dispense fi fort de tenir les belles promeffes qu'ils vous ont faites; que c'est modestie à eux de ne promettre pas encore plus largement.

¶ Il eft vieux & ufé, dit un Grand, il s'eft crévé à me fuivre, qu'en faire? Un autre plus jeune enleve ses esperances, & obtient le poste qu'on ne refuse à ce malheureux, que parce qu'il l'a trop mérité.

Je ne fçay, dites-vous avec un air froid & dédaigneux, Philante a du mérite, de l'esprit, de l'agréement, de l'exactitude fur fon devoir, de la fidelité & de l'attachement pour fon maître, & il en eft mediocrement confideré, il ne plaît pas, il n'est pas goûté : expliquezvous, eft-ce Philante, ou le Grand qu'il fert, que vous condamnez?

¶ Il eft fouvent plus utile de quitter les Grands que de s'en plaindre.

Qui peut dire pourquoy quelques-uns ont le gros lot, ou quelques autres la faveur des Grands?

Les Grands font fi heureux, qu'ils n'effuyent pas même dans toute leur vie l'inconvenient de regretter la perte de leurs meilleurs ferviteurs, ou des perfonnes illuftres dans leur genre, & dont ils ont tiré le plus de plaifir & le plus d'utilité. La premiere chofe que la flatterie fçait faire aprés la mort de ces hommes uniques, & qui ne se reparent point, eft de leur fuppofer des endroits foibles, dont elle prétend que ceux qui leur fuccedent font tres-exempts ; elle affure que l'un avec toute la capacité & toutes les lumieres de l'autre dont il prend la place, n'en a point les défauts; & ce ftile fert aux Princes à fe confoler du grand & de l'excellent, par le mediocre.

Les Grands dédaignent les gens d'efprit qui n'ont que de l'efprit; les gens d'efprit méprisent les Grands qui n'ont que de la grandeur les gens de bien plaignent les uns : & les autres, qui ont ou de la grandeur ou de l'efprit, fans nulle vertu.

Quand je vois d'une part auprés des Grands, à leur table, & quelquefois dans leur familiarité, de ces hommes alertes, empreffez, intriguans, avanturiers, efprits dangereux &

« PreviousContinue »