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A 1 diffimulation n'eft pas aisée à bien définir: fi l'on fe contente d'en faire une fimple defcription, l'on peut dire que c'eft un certain art de composer ses paroles & fes actions pour une mauvaise fin. Un. homme diffimulé fe comporte de cette maniere; il aborde fes ennemis, leur parle & leur fait croire par cette démarche qu'il ne les hait point; il loue ouvertement & en leur prefence ceux

qui il dreffe de fecrettes embûches, & il s'afflige avec eux s'il leur eft arrivé quelque difgrace; il femble pardonner les difcours offenfans que l'on luy tient; il recite froidement les plus horribles

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chofes

que l'on aura dites contre fa reputation, & il employe les paroles les plus flatteufes pour adoucir

1. L'Auteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, & que les Grecs appelloient ironie.

ceux qui fe plaignent de luy, & qui font aigris par les injures qu'ils en ont reçûës. S'il arrive que quelqu'un l'aborde avec empreffement, il feint des affaires, & luy dit de revenir une autre fois; il cache foigneufement tout ce qu'il fait; & à l'entendre parler, on croiroit toûjours qu'il délibere; il ne parle point indifferemment; il a fes raisons pour dire tantôt qu'il ne fait que revenir de la campagne, tantôt qu'il est arrivé à la ville fort tard, & quelquefois qu'il est languiffant, ou qu'il a une mauvaise fanté. Il dit à celuy qui luy emprunte de l'argent à interest, ou qui le prie de contribuer1 de fa part à une fomme que fes amis confentent de luy prefter, qu'il ne vend rien, qu'il ne s'eft jamais vû fi dénué d'argent; pendant qu'il dit aux autres que le commerce va le mieux du monde, quoy qu'en effet il ne vende rien. Souvent aprés avoir écouté ce qu'on luy a dit, il veut faire croire qu'il n'y a pas eu la moindre attention; il feint de n'avoir pas apperçû les chofes où il vient de jetter les yeux, ou s'il eft convenu d'un fait, de ne s'en plus fouvenir : il n'a pour ceux qui luy parlent d'affaires, que cette feule reponse, j'y penseray: il sçait de certaines choses, il en ignore d'autres, il est saisi d'admiration; d'autres fois il aura pensé comme vous fur cet évenement, & cela felon fes differens interefts; fon langage le plus ordinaire eft celuy-cy; je n'en crois rien, je ne comprens pas que cela puiffe être, je ne fçay où j'en fuis; ou bien, il me femble que je ne fuis pas moy-même; & enfuite, ce n'eft

1. Cette forte de contribution étoit frequente à Athenes, & autorisée par les Loix.

pas ainfi qu'il me l'a fait entendre, voilà une chofe merveilleuse, & qui paffe toute creance, contez cela à d'autres, dois-je vous croire? ou me perfuaderayje qu'il m'ait dit la verité? paroles doubles & artificieuses, dont il faut le défier comme de ce qu'il y a au monde de plus pernicieux: ces manieres d'agir ne partent point d'une ame fimple & droite, mais d'une mauvaise volonté, ou d'un homme qui veut nuire : le venin des afpics est moins à craindre.

DE LA FLATTERIE.

A flatterie eft un commerce honteux qui n'eft utile qu'au flatteur. Si un flatteur fe promene avec quelqu'un dans la place, remarquez-vous, luy dit-il, comme tout le monde a les yeux fur vous? cela n'arrive qu'à vous feul; hier il fut bien parlé de vous, & l'on ne tariffoit point fur vos louanges; nous nous trouvâmes plus de trente perfonnes dans un endroit du 1 Portique; & comme par la fuite du difcours l'on vint à tomber fur celuy que l'on devoit eftimer le plus homme de bien de la ville, tous d'une commune voix vous nommerent, & il n'y en eut pas un feul qui vous refufât fes fuffrages; il luy dit mille chofes de cette nature. Il affecte d'appercevoir le moindre duvet qui fe fera attaché à vôtre habit, de le prendre & de le fouffler à terre; fi par hazard le vent a fait voler quelques petites pailles fur vôtre barbe, ou fur vos cheveux, il

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1. Edifice public qui fervit depuis à Zenon & à fes difci ples, de rendez-vous pour leurs difputes; ils en furent appellez Stoïciens: car ftoa, mot Grec, fignifie Portique.

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prend foin de vous les ôter; & vous foûriant, il est merveilleux, dit-il, combien vous étes blanchi depuis deux jours que je ne vous ay pas vû; & il ajoûte, voilà encore pour un homme de vôtre âge affez de cheveux noirs. Si celuy qu'il veut flatter prend la parole, il impofe filence à tous ceux qui fe trouvent presens, & il les force d'approuver aveuglément tout ce qu'il avance; & dés qu'il a ceffé de parler, il se récrie, cela eft dit le mieux du monde, rien n'eft plus heureusement rencontré. D'autres fois s'il luy arrive de faire à quelqu'un une raillerie froide, il ne manque pas de luy applaudir, d'entrer dans cette mauvaise plaifanterie ; & quoy qu'il n'ait nulle envie de rire, il porte à fa bouche l'un des bouts de fon manteau, comme s'il ne pouvoit se contenir, & qu'il voulût s'empêcher d'éclater; & s'il l'accompagne lors qu'il marche par la ville, il dit à ceux qu'il rencontre dans fon chemin, de s'arrêter jufqu'à ce qu'il foit passé : il achete des fruits, & les porte chez un citoyen, il les donne à fes enfans en fa prefence, il les baife, il les careffe, voilà, dit-il, de jolis enfans & dignes d'un tel pere: s'il fort de fa maifon, il le fuit; s'il entre dans une boutique pour effayer des fouliers, il luy dit, vôtre pied eft mieux fait que cela; il l'accompagne ensuite chez fes amis, ou plûtôt il entre le premier dans leur maison, & leur dit, un tel me fuit, & vient vous rendre visite, & retournant sur ses pas, je vous ay annoncé, dit-il, & l'on fe fait un grand

1. Allufion à la nuance que de petites pailles font dans les cheveux.

2. Il parle à un jeune homme.

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