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tères. L'artiste n'a pas ceffé de le révérer. Il est le premier nom en tête de la liste des nouveaux venus, des plus modernes & des plus hardis..... Il est le claffique de tout le monde... >>

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Heureux La Bruyère, en effet: heureux & fage! Tandis que d'autres de plus grands que lui ont compromis leur destinée & leur génie dans les miférables agitations de la vie publique & des relations mondaines, il a fu vivre obfcurément pour mieux affurer la gloire à venir. Après avoir bien vécu, il s'eft immortalifé par une œuvre unique, & n'a, en fomme, livré à la postérité que fon efprit. La « curiofité » pourra s'acharner » encore aux fous-entendus de La Bruyère, & en tirer de nouvelles révélations fur fa perfonne & fur fa vie. Quoi qu'il en forte, il n'a rien à redouter déformais: ce livre, vieux de deux cents ans de gloire, le protégera toujours. De grands orateurs fe font éteints avec le dernier écho de leur voix; de grands philofophes ont fuccombé avec leurs fyftèmes devant des fyftèmes ou des modes de penfer nouveaux; des héros ont rencontré fur le chemin de l'histoire des détracteurs de leurs actes & de leur grandeur. La Bruyère eft resté « debout tout entier » parce qu'il s'eft attaché à ce qu'il y a de plus folide pour la renommée, à l'art inaltérable & éternel.

CHARLES ASSELINEAU.

1. Nouveaux Lundis, t. X, p. 432.

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E n'eftime pas que l'homme foit capable de former dans fon efprit un projet plus vain & plus chimerique, que de prétendre en écrivant de quelque art ou de quelque fcience que ce foit, échaper à toute forte de critique, & enlever les fuffrages de tous fes Lecteurs.

Car fans m'étendre fur la difference des efprits des hommes auffi prodigieufe en eux que celle de leurs vifages, qui fait goûter aux uns les chofes de fpeculation, & aux autres celles de pratique ; qui fait que quelques-uns cherchent dans les Livres à exercer leur imagination, quelques autres à former leur jugement; qu'entre ceux qui lifent, ceux-cy aiment à

être forcez par la demonftration, & ceux-là veulent entendre délicatement, ou former des raifonnemens & des conjectures; je me renferme feulement dans cette fcience qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, & qui développe leurs caracteres ; & j'ofe dire que fur les ouvrages qui traitent de chofes qui les touchent de fi prés, & où il ne s'agit que d'euxmêmes, ils font encore extrémement difficiles à con

tenter.

Quelques Sçavans ne goûtent que les Apophthegmes des Anciens, & les exemples tirez des Romains, des Grecs, des Perfes, des Egyptiens; l'histoire du monde present leur eft infipide; ils ne font point touchez des hommes qui les environnent, & avec qui ils vivent, & ne font nulle attention à leurs mœurs. Les femmes au contraire, les gens de la Cour, & tous ceux qui n'ont que beaucoup d'efprit fans érudition, indifferens pour toutes les choses qui les ont précedé, font avides de celles qui se passent à leurs yeux, & qui font comme fous leur main; ils les examinent, ils les discernent, ils ne perdent pas de vûë les perfonnes qui les entourent, fi charmez des defcriptions & des peintures que l'on fait de leurs contemporains, de leurs concitoyens, de ceux enfin qui leur reffemblent, & à qui ils ne croyent pas ressembler; que jufques dans la Chaire l'on fe croit obligé fouvent de fufpendre l'Evangile pour les prendre par leur foible, & les ramener à leurs devoirs par des chofes qui foient de leur gouft & de leur portée.

La Cour ou ne connoît pas la ville, ou par le

mépris qu'elle a pour elle, neglige d'en relever le ridicule, & n'eft point frappée des images qu'il peut fournir; & fi au contraire l'on peint la Cour, comme c'eft toûjours avec les ménagemens qui luy font dûs, la ville ne tire pas de cette ébauche de quoy remplir fa curiofité, & fe faire une jufte idée d'un païs où il faut même avoir vécu pour le connoître.

D'autre part il eft naturel aux hommes de ne point convenir de la beauté ou de la délicateffe d'un trait de morale qui les peint, qui les défigne, & où ils fe reconnoiffent eux-mêmes; ils fe tirent d'embarras en le condamnant; & tels n'approuvent la fatyre, que lors que commençant à lâcher prife, & à s'éloigner de leurs perfonnes, elle va mordre quelque

autre.

Enfin quelle apparence de pouvoir remplir tous. les goûts fi differens des hommes par un feul ouvrage de morale? Les uns cherchent des definitions, des divifions, des tables, & de la methode; ils veulent qu'on leur explique ce que c'eft que la vertu en general, & cette vertu en particulier; quelle difference fe trouve entre la valeur, la force & la magnanimité, les vices extrêmes par le defaut ou par l'excés entre lefquels chaque vertu fe trouve placée, & duquel de ces deux extrêmes elle emprunte davantage : toute autre doc&trine ne leur plaît pas. Les autres contens que l'on reduise les mœurs aux paffions, & que l'on explique celles-cy par le mouvement du fang, par celuy des fibres & des arteres, quittent un Auteur de tout le refte.

Il s'en trouve d'un troifiéme ordre, qui perfuadez que toute doctrine des mœurs doit tendre à les reformer, à difcerner les bonnes d'avec les mauvaises, & à démêler dans les hommes ce qu'il y a de vain, de foible & de ridicule, d'avec ce qu'ils peuvent avoir de bon, de fain & de loüable, se plaisent infiniment dans la lecture des livres, qui fuppofant les principes phyfiques & moraux rebatus par les anciens & les modernes, fe jettent d'abord dans leur application aux mœurs du temps, corrigent les hommes les uns par les autres par ces images de chofes qui leur font fi familieres, & dont neanmoins ils ne s'avifoient pas de tirer leur inftru&tion.

Tel eft le Traité des Caracteres des mœurs que nous a laiffé Theophrafte; il l'a puifé dans les Ethiques & dans les grandes Morales d'Ariftote dont il fut le difciple; les excellentes definitions que l'on lit au commencement de chaque Chapitre, font établies fur les idées & fur les principes de ce grand Philofophe, & le fond des caracteres qui y font décrits, eft pris de la même fource; il eft vray qu'il fe les rend propres par l'étenduë qu'il leur donne, & par la fatyre ingenieufe qu'il en tire contre les vices des Grecs, & fur tout des Atheniens.

Ce Livre ne peut gueres paffer que pour le commencement d'un plus long ouvrage que Theophrafte avoit entrepris. Le projet de ce Philofophe, comme vous le remarquerez dans fa Preface, étoit de traiter de toutes les vertus, & de tous les vices. Et comme il affure luy-même dans cet endroit qu'il commence un fi grand deffein à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf

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