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échéances étaient exigibles; il obligea les receveurs généraux à payer comptant au trésor ce qu'ils touchaient de l'impôt pendant les premiers mois de l'année, et, pour les autres mois, à souscrire des billets négociables, qui épargnaient à l'État les remises des traitants. Enfin, cet actif et infatigable ministre fit tant et si bien que les ennemis, voyant cette France, qu'on leur représentait comme à demi morte, toujours armée, toujours vivante, doutèrent un instant d'eux-mêmes. Cette dignité dans le malheur et cet empressement à payer la dîme ne furent pas une des moindres causes qui les décidèrent à terminer enfin la guerre.

La fin de la guerre, qui ne la désirait en effet? Tout le monde était à bout de forces. Louis XIV proposa donc la paix; mais les conditions qui lui furent faites, cette fois, étaient de nature telle qu'il ne put, à son grand regret, les accepter. Elles étaient désho

norantes.

C'est alors que le vieux roi, les larmes aux yeux, fit venir Villars et lui dit en lui confiant la fortune de la France:

« Je vous remets les forces et le salut de l'État. Si une armée était battue, je compterais aller à Péronne ou à Saint-Quentin y ramasser tout ce que j'aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous et périr ensemble ou sauver la France. »

Villars n'eut pas besoin de ce sacrifice; à Denain, il sauvait seul la France, le 27 avril 1712.

La conclusion définitive de la paix générale ne se signa à Utrecht et à Rastadt, qu'en 1713 et en 1714.

Le traité d'Utrecht stipula la séparation perpétuelle des couronnes de France et d'Espagne. Le traité de Rastadt assura à la France Strasbourg, Landau, Huningue et Neubrisach.

Desmarets, de 1712 à 1714, pourvut aux dépenses de l'État avec les mêmes expédients : la capitation, les aliénations du domaine, la réduction des rentes créées depuis 1702 aux trois quarts du capital, la réduction des rentes viagères de la moitié et du quart, la réduction proportionnelle des rentes de la tontine et une nouvelle refonte de monnaies.

Arrivé au commencement de 1714, on avait calculé que depuis le commencement du ministère de Desmarets, c'est-à-dire depuis sept ans, les revenus ordinaires de l'État n'ayant produit annuellement que 75 millions, c'est-à-dire en sept ans 525 millions, et les dépenses s'étant élevées pendant la même période à 1 milliard 533 millions, il avait fallu demander aux expédients plus d'un milliard, c'est-à-dire 2 milliards de nos jours.

C'était beaucoup assurément; mais les dangers de la patrie étaient la mesure des expédients auxquels il avait fallu recourir, et, en cela, ils étaient justifiés.

Toujours est-il qu'à la fin de 1714 et en 1715 Desmarets était à bout de ressources, que la caisse des receveurs généraux refusait de payer ses billets, que les intérêts des rentes n'étaient plus servis, que tout crédit et toute confiance étaient anéantis, et que le roi lui-même, le grand roi, ayant eu besoin de 8 millions pour payer sa maison, n'avait pu les trouver qu'avec

32 millions de souscriptions. C'était de l'argent prêté à 400 pour 0/0

Quant à la dette, elle ne connaissait plus de bornes; elle se montait à 4 milliards 600 millions de nos jours. Comparez, mettez en regard cette dette, cette situation tout entière avec celle que laissait Colbert en 1683, ét prononcez.

La responsabilité de cette détresse remontera assurément plus haut qu'au contrôleur général Desmarets.

Desmarets, qui nous reste à juger, fut un ministre courageux et habile. Jamais homme d'État ne se trouva dans une situation plus critique. Pendant sept ans, il eut à soutenir la guerre contre toutes les armées de l'Europe, et pendant sept ans il sut, par des moyens que la paix ne comporte point, mais que le salut de la patrie inspire et justifie, répondre à cette tâche immense. Mme de Maintenon l'avait jugé d'un seul mot: «Si nos gens de guerre avaient autant de courage que Desmarets, disaitelle, nous gagnerions toutes les batailles. » En effet, le salut fut aussi bien dû à son inébranlable fermeté qu'au vainqueur de Denain.

Villars et Desmarets avaient sauvé la France.

En 1714, la paix générale était donc signée; la France conservait toutes ses conquêtes; l'Autriche était abaissée; l'Espagne et les Indes appartenaient au petitfils de Louis XIV. Mais par quels sacrifices la France avait-elle acheté ce dernier et douteux triomphe? L'histoire le dit avec douleur, car jamais nation ne se vit réduite à un plus complet état de misère qu'elle ne l'était en 1715.

En 1715, l'agriculture est partout épuisée. La terre ne donne que le quart de ses produits; les contrées les plus fertiles sont couvertes d'épines et de chardons; des friches règnent en une multitude de provinces; on dirait un pays ravagé par la peste ou l'invasion. La misère des populations est à peine croyable. A Rouen, sur soixante-dix mille habitants, soixante mille couchent sur la paille. Boulainvilliers rapporte qu'en Berry, on trouve quelquefois des troupes d'hommes à l'œil hagard et pâles de faim, assis au milieu d'une terre labourée et loin des chemins; si l'on approche, ils s'enfuient. La Bruyère raconte que par les campagnes on voit certains animaux noirs et livides et tout brûlés par le soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée, et, quand ils s'élèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine; en effet, ce sont des hommes.

D'autre part, l'industrie n'existe plus; la révocation de l'édit de Nantes nous a privé de cinq cent mille des plus excellents ouvriers. La révolte est encore dans les Cévennes; les protestants y sont poursuivis. Les aides et la gabelle ne rapportent quelque chose qu'aux collecteurs, rien à l'État. Les douanes intérieures tarissent. toute transaction, enlèvent à l'agriculture cinquante mille commis dans la fleur de l'âge; la mendicité est partout; les maisons tombent en ruine.

Voilà quelle était la France de Colbert trente-deux ans après sa mort, et quel était l'héritage que le grand Louis XIV léguait à son successeur!

Sa fin, en effet, était prochaine. Accablé de tristesse, de remords et de solitude, le roi fit venir le dauphin, âgé de cinq ans, et lui fit cette remarquable leçon:

« J'ai trop aimé la guerre, ne m'imitez pas en cela, non plus que dans les trop grandes dépenses que j'ai faites. Soulagez vos peuples le plus tôt que vous le pourrez et faites ce que j'ai eu le malheur de ne pouvoir faire moi-même. »

Son agonie ne fut point longue, et le 1 septembre 1715, l'égalité commençait pour celui qui l'avait si peu connue.

Il avait soixante-dix-sept ans et en avait régné soixante-douze.

Le jugement se fait de lui-même sur ce glorieux et triste règne.

Glorieux règne! puisque la France de Louis XIV, agrandie des quatre belles provinces qui lui sont restées, avait conquis un rang incontesté, et par la suprématie du pouvoir royal, et par l'organisation de son administration intérieure, et par la création de sa marine, et par la force de ses armées, et par le nom et par les victoires des grands capitaines qui les commandaient.

Glorieux règne! puisque seul il avait rempli et illustré tout le xvII° siècle, donné à ce grand siècle le nom de son roi, et vu les célébrités de tout genre, historiens, poëtes, philosophes, législateurs, orateurs sacrés, éclore à l'envi, éclairées, fécondées par les rayons protecteurs d'un astre sans égal.

Triste règne! puisque, après avoir usé le respect et l'admiration qu'avaient inspirés le succès et la gloire.

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