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votre sens commun qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise impression qu'il faut corriger en recourant à votre première nature. Qui a donc trompé? les sens ou l'instruction?

IV. Nous avons un autre principe d'erreur, les maladies. Elles nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l'altèrent sensiblement, je ne doute point que les petites n'y fassent impression à leur proportion 1.

V. Notre propre intérêt est encore un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement. Il n'est pas permis au plus équitable homme du monde d'être juge en sa cause : j'en sais qui, pour ne pas tomber dans cet amour-propre, ont été les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur faire 63 recommander par leurs proches parents. La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop émoussés pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai.

65 VI. L'esprit de ce souverain juge du monde 2 n'est pas 79 si indépendant, qu'il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il

'Montaigne : « Et ne faut pas doubter.... que si la fievre continue peut atterrer nostre ame, que la tierce n'y apporte quelque altération selon sa mesure et proportion. » Liv. II. chap. 12.

2 Pascal avait mis d'abord : « La souveraine intelligence de ce mo narque de l'univers.... >>

ne faut pas le bruit d'un canon pour empêcher ses pensées il ne faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas s'il ne raisonne pas bien à présent; une mouche bourdonne à ses oreilles : c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil'. Si vous voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec, et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes *. Le plaisant dieu que voilà! O ridicolosissimo eroe!

146 VII. Qu'il est difficile de proposer une chose au juge- 434 ment d'un autre, sans corrompre son jugement par la manière de la lui proposer! Si on dit je le trouve beau, je le trouve obscur ou autre chose semblable, on entraîne l'imagination à ce jugement, ou on l'irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien dire; et alors il juge selon ce qu'il est, c'est-à-dire selon ce qu'il est alors et selon que les autres circonstances dont on n'est pas auteur y auront mis. Mais au moins on n'y aura rien mis, si ce n'est que ce silence ne fasse aussi son effet, selon le tour et l'interprétation qu'il sera en humeur de lui donner ou selon qu'il le conjecturera des mouvements et air du visage ou du ton de la voix, selon qu'il sera physionomiste: tant il est difficile de ne point démonter un jugement de son assiette naturelle, ou plutôt tant il en a peu de ferme et stable!

...

'Montaigne. liv. II. chap. 12: « Un songe, une voix, un signe, une brouée matinière suffisent à le renverser et porter par terre. » — Et liv. III. dernier chap. : « Quand mon esprit est empêché à part soi, le moindre bourdonnement de mouche l'assassine. >>

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La prévention induisant en erreur.

VIII. C'est une chose déplorable de voir tous les 61 hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin : chacun songe comment il s'acquittera de sa condition, mais pour le choix de la condition et de la patrie le sort nous le donne.

* C'est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d'hérétiques, d'infidèles suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu'ils ont été prévenus chacun que c'est le meilleur. Et c'est ce qui détermine chacun à chaque condition, de serrurier, soldat, etc.

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C'est par là que les sauvages n'ont que faire de la Provence.

*

Pensées.

Tout est un, tout est divers. Que de natures en 394 celle de l'homme! Que de vocations! Et par quel hasard chacun prend d'ordinaire ce qu'il a ouï estimer 1!

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* O que cela est bien tourné! que voilà un habile si ouvrier! Que ce soldat est hardi! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien! que celui-là boit peu! Voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.

Les copies, au lieu de ce qu'il a ouï estimer, disent ce qu'il a le moins étudié, ce qui est un non-sens.

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La chose la plus importante à toute la vie, c'est le choix du métier. Le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. C'est un excellent couvreur, dit-on; et en parlant des soldats: Ils sont bien fous, dit-on. Et les autres au contraire : Il n'y a rien de grand que la guerre; le reste des hommes sont des coquins. A force d'ouïr louer en l'enfance ces métiers et mépriser tous les autres, on choisit; car naturellement on aime la vertu et on hait la folie. Ces mots nous émeuvent on ne pèche qu'en l'application. Tant est grande la force de la coutume, que de ceux que la nature n'a fait qu'hommes, on fait toutes les conditions des hommes; car des pays sont tous de maçons, d'autres tous de soldats, etc. Sans doute que la nature n'est pas si uniforme. C'est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature; et quelquefois la nature la surmonte et retient l'homme dans son instinct, malgré toute coutume bonne ou mauvaise.

Hommes naturellement couvreurs, et de toutes vocations hormis en chambre.

II.

AMOUR-PROPRE

I. La nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il? Il ne saurait empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères :

il veut être grand, et il se voit petit; il veut être heureux, et il se voit misérable; il veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections; il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu'il soit possible de s'imaginer; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l'anéantir, et ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit, autant qu'il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c'està-dire qu'il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu'il ne peut souffrir qu'on les lui fasse voir, ni qu'on les voie.

C'est sans doute un mal que d'être plein de défauts; mais c'est encore un plus grand mal que d'en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c'est y ajouter encore celui d'une illusion volontaire. Nous ne voulons pas que les autres nous trompent; nous ne trouvons pas juste qu'ils veuillent être estimés de nous plus qu'ils ne méritent il n'est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous voulions qu'ils nous estiment plus que nous ne méritons.

Ainsi, lorsqu'ils ne découvrent que des imperfections et des vices que nous avons en effet, il est visible qu'ils ne nous font point de tort puisque ce ne sont pas eux qui en sont cause, et qu'ils nous font un bien puisqu'ils nous aident à nous délivrer d'un mal, qui est l'ignorance de ces imperfections. Nous

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