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qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables; de sorte que s'il est sans ce qu'on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation des fem→ 210 mes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit dans l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu'on court. On n'en voudrait pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu'on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit '.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement; de là vient que la prison est un supplice si horrible; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. * Et c'est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu'on essaye sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.

* Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le roi et l'empêchent de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense 2.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer

'En marge est écrit : « Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.

2 Cette considération est reprise et développée plus loin par Pascal. Voy. pag. 58. § III.

pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes, et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu'ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent', mais la chasse nous en garantit. Et ainsi† quand on leur reproche que ce 209 + 78 qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne saurait les satisfaire, s'ils répondaient comme ils devraient le faire s'ils y pensaient bien, qu'ils ne cherchent en cela qu'une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans repartie 2. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu'ils ne se connaissent pas eux-mêmes; ils ne savent pas que ce n'est que la chasse et non la prise qu'ils recherchent 3.

Ils s'imaginent que s'ils avaient obtenu cette charge, ils se reposeraient ensuite avec plaisir; et ne sentent pas la nature insatiable de leur cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l'agitation.

Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au dehors, qui vient

'Les mots qui nous en détournent sont omis dans la copie.

En marge est écrit :

mettra ses pieds. >>

"

La danse. Il faut bien penser où l'on

* En marge : « Le gentilhomme croit sincèrement que la chasse est un plaisir grand et un plaisir royal; mais son piqueur n'est pas de ce sentiment-là >>

du ressentissement de leurs misères continuelles; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n'est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte; et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte

au repos.

Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en 79 combattant quelques obstacles; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l'abri de toutes parts, l'ennui, de son autorité privée', ne laisserait pas de sortir au fond du cœur où il a des racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin.'

Le conseil qu'on donnait à Pyrrhus, de prendre le 210 repos qu'il allait chercher par tant de fatigues, recevait bien des difficultés.

*

Ainsi l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuie-217 rait même sans aucune cause d'ennui, par l'état propre de sa complexion; et il est si vain qu'étant plein de mille causes essentielles d'ennui, la moin

Montaigne..... « Et de son authorité privée, à ceste heure le chagrin prédomine en moy; à ceste heure l'allégresse. » Essais. Liv. II. chap. 12.

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dre chose comme un billard et une balle qu'il pousse suffisent pour le divertir.

Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu'il a mieux joué qu'un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une question d'algèbre qu'on n'aurait pu trouver jusqu'ici; et tant d'autres s'exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d'une place qu'ils auront prise et aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages mais seulement pour montrer qu'ils les savent ; et ceux-là sont les plus sots de la bande puisqu'ils le sont avec connaissance, au lieu qu'on peut penser des autres qu'ils ne le seraient plus s'ils avaient cette connaissance.

Tel homme passe sa vie sans ennui, en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à la charge qu'il ne joue point: vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c'est qu'il cherche l'amusement du jeu, et non pas le gain. Faites le donc jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il recherche : un amusement languissant et sans passion l'ennuiera. Il faut qu'il s'y échauffe et qu'il se pipe' lui-même, en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu'il se forme un sujet de passion et qu'il

La copie dit par erreur » se pique » au lieu de « se pipe. »

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excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l'objet qu'il s'est formé, comme les enfants qui s'effrayent du visage qu'ils ont barbouillé 2.

D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas davantage : l'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit, si l'on peut gagner sur lui de le faire

'Cette image des enfants qui s'effrayent du visage qu'ils ont barbouillé est empruntée à Montaigue.

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Pag. 110 du MS., on lit une première ébauche qui paraît avoir été écrite fort rapidement d'un premier jet, et que Pascal a ensuite barrée de plusieurs traits de plume. La voici :

"

Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tourmente, d'où vient qu'à ce moment il n'est pas triste et qu'on le voit si exempt de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes? Il ne faut pas s'en étonner on vient de lui jeter (a) une balle et il faut qu'il la rejette à son compagnon. Il est occupé à la prendre à la chute du toit pour gagner une chasse; comment voulez-vous qu'il pense à ses affaires ayant cette autre affaire à manier. Voilà un soin digne d'occuper cette grande âme et de lui ôter toute autre pensée de l'esprit. Cet homme né pour connaltre l'univers, pour juger de toutes choses, pour régir tout un état, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un lièvre.

« Et s'il ne s'abaisse à cela et veuille toujours être tendu, il n'en sera que plus sot, parce qu'il voudra s'élever au-dessus de l'humanité, et il n'est qu'un homme au bout du compte, c'est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et de rien. Il n'est ni ange ni bête, mais homme.

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Une seule pensée nous occupe; nous ne pouvons penser à deux choses à la fois. Donc bien nous prend selon le monde, non selon Dieu.

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(a) La copie dit: servir au lieu de jeter. Ce mot et d'autres qui se trouvaient sur le bord de la page ont été coupés et manquent dans le MS aut.

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