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demeurèrent au val d'Ebron jusqu'au temps du roi David qui les fit enclore dans son jardin. A partir de ce moment, elles poussèrent, et David les entoura d'un cercle d'argent, et, à mesure qu'elles grandissaient, il les reliait avec un plus large anneau; il fit ainsi pendant trente années, de sorte que les trois merveilleuses branches ne formaient plus qu'un seul arbre magnifique; et c'est à l'ombre de cet arbre que le roi-prophète composa le Miserere et tous ses psaumes divinement inspirés. Sous le règne de son fils, pendant qu'on bâtissait le Temple, une poutre manqua aux charpentiers pour achever l'édifice, et en vain ils se mirent en quête, ils ne purent trouver aucun bois convenable même dans le Liban. Salomon leur permit alors d'abattre l'arbre du jardin de son père. Les trente cercles d'argent furent enlevés et il fut convenu que ce serait le premier don qu'on déposerait dans le trésor du sanctuaire. L'arbre fut abattu; mais il avait une destination plus sainte encore : aussi, quoiqu'on lui eût laissé, en le taillant, un excédant de longueur, quand on voulut le mettre en place il se trouva trop court et ne put s'adapter à la charpente; et il fallut renoncer à l'employer. On alla donc à la recherche d'un autre arbre et cette fois on rencontra tout de suite ce dont on avait besoin. L'arbre qui était hors d'usage fut jeté dans une eau tranquille, voisine du temple, où il s'enfonça; cette cau se nommait la piscine probatique; c'est depuis lors qu'on aperçut parfois dans ce lieu, sans qu'on en devinât la cause, des anges dans l'attitude de la vénération; c'est depuis lors aussi que l'eau de la piscine commença à guérir les maladies et les infirmités. L'arbre resta là submergé jusqu'au grand jeudi où les Juifs crucifièrent Notre-Seigneur. Ce jour-là, ceux qui cherchaient le bois propre à faire la croix, virent cet arbre qui s'était élevé à la surface de l'eau; ils le prirent et en firent l'instrument du supplice du Sauveur. Les Trente cercles d'argent du roi David déposés dans le trésor du temple avaient servi à payer à Judas le prix de sa trahison.

Cette histoire de l'arbre de la croix antérieurement à la Passion forme comme la seconde partie de la légende de Seth et de son voyage au Paradis terrestre, et elle a été puisée aux mêmes sources qu'on pourra consulter; nous n'en avons indiqué que les traits principaux, car cette généalogie s'est beaucoup compliquée et beaucoup enrichie. Ces verges, rejetons de l'arbre de la Science, devinrent la verge d'Aaron avec laquelle il vainquit les magiciens de l'Egypte, celle dont Moïse avait frappé le rocher pour en faire jaillir une source vive, le poteau sur lequel fut attaché le serpent d'airain dont la vue guérissait les Hébreux; et plus tard la Sibylle et la reine de Saba saluèrent le bois sacré, ce bois de réprobation, comme l'appelaient les Juifs depuis qu'on avait dû le rejeter de la charpente du Temple, de leurs prophéties et de leurs adorations. Enfin, cette légende a reçu dans les

romans du Saint-Graal les développements les plus bizarres. Tout cela offre peu d'intérêt. Le côté ingénieux de la pensée, c'est d'avoir identifié de la sorte l'arbre de la Prohibition et l'arbre du Calvaire, l'instrument de la faute et celui de l'expiation.

Tel est bien, du reste, le procédé de la légende: au lieu de mettre simplement en regard le Paradis terrestre et le Golgotha avec la sévérité théologique du drame du douzième siècle, elle tend de l'un à l'autre la longue trame de ses fictions; pour relier le dernier chapitre de l'Evangile aux premières pages de la Genèse, elle a recours à la chronique des objets matériels; elle réalise la confrontation dans des détails symboliques, elle assimile les choses et les lieux. Ainsi encore, après avoir fait de l'arbre auquel l'antique pécheresse cueillit le fruit fatal le bois même de la croix où le Sauveur fut attaché, elle a supposé que cette croix avait été plantée au-dessus du tombeau du premier homme et que le sang du Christ, découlant le long du pieu, arrosa la poussière qui fut Adam et Eve et qui tressaillit malgré les cinq mille ans de son sommeil: «Non incongruè credidur, dit saint Augustin, quia ibi erectus sit Medicus ubi jacebat Egrotus; et dignum erat ut ubi acciderat humana superbia, ibi inclinaret se divina misericordia; et sanguis ille pretiosus etiam corporaliter pulverem antiqui peccatoris dum dignatur stillando contingere, redemisse credatur.» (Sermon 71, de Tempore). Cette opinion paraît avoir été généralement accréditée dès les premiers siècles: la plupart des anciens docteurs font dériver le nom de lamontagne du Calvaire du crâne d'Adam, qui aurait été retrouvé à cet endroit, Calvaria Adami. De là vient que dans les tableaux du Christ crucifié, on peint toujours au pied de la croix un crâne au milieu d'ossements entrecroisés: et plus d'un peintre, en se conformant à cette tradition, ignore peut-être qu'il représente ainsi les os d'Adam, cloués là comme son péché et comme les péchés du genre humain.

Enfin, si avec la seconde partie du faux évangile de Nicodème nous suivons le Christ au-delà de sa résurrection, lorsque pénètre dans les limbes où languissent les patriarches ce rayonnement, cette splendeur dorée qui précède le Sauveur sorti du tombeau, et que l'Attollite portas retentit déjà dans le lointain, Adam le premier, se levant de l'ombre de la mort, s'écrie: « Cette lumière est la lumière éternelle! » Et il invite son fils Seth à raconter comment l'ange du Seigneur lui avait promis le baume de Miséricorde; et à ce récit, tous les saints de l'ancienne Loi tressaillent d'espérance et d'allégresse. Puis, quand le Roi de gloire entre dans le royaume de Satan, illuminant les ténèbres, brisant les liens, écrasant la Mort sous ses pieds, c'est Adam que Jésus amène le premier dans sa clarté, c'est Adam qui commence le cantique de louanges et d'actions de grâces. Jésus lui

dit: « Paix à toi et à tes fils, mes justes!» Et, le tenant par la main droite, il l'élève des enfers, suivi de la cohorte des patriarches, des prophètes et des saints. Il le remet à l'archange Michel chargé de le conduire, lui et toute sa suite, dans le Paradis éternel.

Ainsi, toujours la légende met en présence l'auteur de la faute et l'auteur de l'expiation, le premier Adam et le second Adam, comme s'exprime Milton. Bien avant le poète anglais, du reste, l'auteur de l'épisode dramatique des Vierges sages et des Vierges folles, dont la date remonte au onzième siècle, avait écrit:

Hic est Adam qui secundus

Per propheta dicitur,

Per quem scelus primi Ade
A nobis diluitur.

Eux seuls, en effet, ont représenté l'humanité tout entière; dans l'un le genre humain tout entier a été vaincu, dans l'autre victorieux; dans l'un tous les hommes sont morts, dans l'autre ressuscités. Et à ces deux figures placées au premier plan, pour ainsi dire, de la poésie chrétienne comme du dogme chrétien, le moyen-âge adjoint quelquefois, mais un peu en arrière et comme dans l'ombre, une troisième : l'Antechrist qui personnifie la dernière phase de la destinée du monde.

Les morceaux que nous avons passés en revue ou que nous nous sommes borné à indiquer composent ce qu'on pourrait appeler le cycle légendaire d'Adam, tel qu'il s'était constitué et popularisé dans la littérature française. Ce sont là les fictions que l'on trouve résumées dans les Genèses en rime et en prose, les bibles historiales, les traités de théologie à l'usage du vulgaire, «pro laïcis qui minus intelligunt,» comme dit le traducteur de Robert de Lincoln (Mst. 7268 3.3. A), et auxquelles on rencontre des allusions fréquentes dans les poëmes chevaleresques et les romans. Prenez, par exemple, le roman de Beaudoin de Sebourc, troisième roi de Jérusalem: le quinzième chant nous raconte le pèlerinage de Beaudoin et de Polyban au Paradis terrestre ; conduits par Enoch, ils y revoient l'arbre noir et flétri que Seth nous a dépeint, l'arbre de la Science du bien et du mal; le chevalier l'apostrophe énergiquement:

Or sommes en labour, vivant en maladie,
En doubte et en paour; pensans mal, trecherie;
Orgueilleus, convoiteus et pleins de félonie:
Par che fruit est venus entre nous Déablie!

Enoch lui répond:

Mais i arbres nous fist moult grande courtoisie,
Car il porta le fruit qui nous rendi la vie,

Car li pepins du pum qu'Adans mort celle fie,
Rendi forche et rachine; et l'arbre, par maistrie,
En nasqui et issi, pour voir le vous affie,
Dont le crois Ihésucrist fu faite et establie,
Là où sa digne char fu à mort pourtraitie;
Si qu'en chel arbre là fu no debte païe:
Il desfist et che fist en une autre partie.

Par Dieu! dist Baudewins, véchi rayson jolie1! ...

Ainsi, les fictions que nous avons recueillies sont celles qu'il est le plus nécessaire de connaître pour comprendre les œuvres des autres branches de la littérature dans lesquelles elles se sont répandues; elles sont à la fois du domaine de la poésie et de l'histoire; et elles ont eu leur dernière expression sur le théâtre des Confrères de la Passion.

Nous pouvons à présent caractériser en quelques mots la transformation de la même donnée théâtrale du douzième au quinzième siècle en disant qu'entre le Mystère du Vieil-Testament, par exemple, et le drame antérieur de près de trois cents ans, il y a toute la différence qui existe entre la noble simplicité de la Bible et l'ornementation de la Légende dont nous venons d'esquisser les principaux traits. Lorsque nous avons comparé deux productions du même genre placées aux deux extrémités de notre grande période intermédiaire, nous n'avons fait, du reste, que saisir sur un point particulier le contraste général que présentent le commencement et la fin du moyen-àge. Pendant ce long règne de la foi, la poésie vécut surtout de la doctrine religieuse et de l'histoire sacrée. D'abord, il lui suffit d'animer et d'éclairer à sa manière le récit authentique, et c'est ainsi que nous l'avons vue, sans s'écarter de l'Ecriture, déployer sur la scène une action tragique dont la grandeur serait difficilement égalée. Mais ensuite, à mesure que l'imagination commença à se blaser, elle traça autour du texte austère une broderie romanesque pareille aux enluminures dont les artistes calligraphes encadraient les pages des manuscrits; elle eut recours, pour réveiller l'attention plus exigeante, à des fables merveilleuses, souvent puériles, familières et hardies, rarement dépourvues de sens et de profondeur. C'est un aperçu de ce double travail sur un sujet spécial et circonscrit, sur le premier chapitre des annales humaines,

1 Edition de M. L. Boca. Valenciennes, 1841, 2 vol. gr. in-8°.

que nous avons essayé de présenter dans cette étude. Nous avons eu, d'une part, à grouper, analyser sommairement et rappeler à la mémoire du lecteur quelques documents la plupart inédits et qui sans doute échapperont long-temps encore à toute édition, du moins à toute edition collective. D'autre part, nous avons voulu annoncer et introduire dans les rangs de la littérature vivante où il prend place, le drame d'Adam, ce nouveau venu joué il y a environ six cents ans; et il nous reste à féliciter M. Luzarche d'avoir réintégré cette œuvre remarquable sur les riches tablettes de la Bibliothèque de la France. Nous signalerons, en terminant, les raretés que renferme encore le manuscrit de Tours d'où le drame d'Adam a été extrait: la vie de saint Georges, la vie de Notre-Dame, rimées par Wace, le célèbre auteur des romans de Brut et de Rou; la curieuse légende de saint Grégoire dont nous avons une leçon du treizième siècle dans le Mst. 283, Belles-Lettres françaises, de la Bibliothèque de l'Arsenal; et surtout nous tenons précieusement note de cet office latin de la Résurrection, dramatisé et mis en musique, dont M. Luzarche nous promet la publication, liturgie qui nous paraît offrir presque autant d'intérêt que la pièce française, service non moins considérable que rendra l'éditeur à notre histoire littéraire.

LOUIS MOLAND.

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