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et traîneront Abraham en enfer, et il en sera de même pour tous.»>< Se présentent ensuite tour à tour: Moïse portant la baguette dans la main droite, et les Tables de la Loi dans la main gauche;

Aaron, dans le costume épiscopal, tenant une brauche parée de fleurs et de fruits;

David avec les insignes royaux et le diadème;

Salomon dans le même appareil, mais d'apparence plus jeune; Balaam vêtu d'amples vêtements, assis sur son ânesse; et l'ânesse dira la prophétie, et eques dicet prophetiam suam;

Daniel, jeune d'àge, d'extérieur vénérable;

Le vieillard Abacuc, Jérémie, Isaïe portant un livre et couvert d'un grand manteau.

Ce dernier est interrompu par un juif de la synagogue (placé sans doute dans les rangs des spectateurs), qui engage avec lui une courte discussion demi-sérieuse, demi-plaisante, incident qui prête plus d'animation au drame; c'est là, comme on voit, un expédient comique dont l'invention n'est pas nouvelle.

Enfin Nabuchodonosor, en habit royal, vient en dernier lieu raconter l'histoire des trois enfants jetés par son ordre dans la fournaise, et préservés par ce personnage inconnu qui semblait le Fils du Dieu vivant.

Ce troisième acte est intrinsèquement une découverte moins neuve que ceux qui précèdent. Nous possédions déjà ce tableau de la procession des Prophètes en langue latine; M. F. Michel l'a publié à la suite de l'épisode des Vierges folles et des Vierges sages; M. Edel. du Méril, dans son Recueil des Origines. C'est là une de ces scènes dramatiques qui avaient leur place dans les cérémonies du culte, et il paraît avoir été d'usage de la représenter dans les églises la veille de Noël. L'intérêt de notre pièce, c'est donc, d'abord, de nous montrer ces drames liturgiques sortant de l'enceinte sacrée et des solennités rituelles, encore à côté de l'église, en dehors toutefois, et se sécularisant déjà en passant dans l'idiome vulgaire. Elle emprunte ensuite une valeur particulière à la place qu'elle occupe comme complément des deux premières parties, en mettant en regard la réhabilitation et la chute, la condamnation et la grâce.

Toutefois, l'ensemble est encore imparfait; pour clore ce tableau de la destinée humaine, il fallait indiquer la péripétie suprême, ce second avènement du Christ que Milton montre aussi à la fin des temps, ce dernier jour du monde qui appartient, comme le premier, à la justice. A notre trilogie, il devait y avoir, et il y a, en effet, un épilogue. Cet épilogue n'est plus dialogué; c'est un simple récitatif ayant pour sujet les Quinze signes du Dernier jugement et la description de la Fin du monde, avec des exhortations à la pénitence. Ce morceau n'est pas

non plus en soi d'une originalité bien remarquable. Il se pourrait fort bien qu'il n'eût pas été composé expressément pour la circonstance solennelle où nous le voyons récité. C'est là ce qu'on appelait un ditie moral, tel que nous en rencontrons plusieurs, sur le même sujet et sous le même titre, dans les manuscrits du treizième siècle, et, par exemple, dans les numéros 274, fonds de Notre-Dame, et 1422, fonds de Sorbonne, de la Bibliothèque impériale. Et ce qui lui donne une portée plus haute, un intérêt exceptionnel, c'est aussi la place qu'il occupe comme conclusion de ce grand drame théologique.

Tel est le plus ancien monument de notre génie dramatique, du moins en langue française; et on ne saurait lui souhaiter un sujet plus élevé et plus imposant, car il embrasse dans quelques scènes magistrales toute l'histoire et l'explication de l'humanité, de sa condition et de sa fin; il nous montre admirablement ce qu'était notre théatre à son origine : un simple et sublime enseignement religieux offert au peuple assemblé sous une forme vivante, saisissante, accessible à tous les esprits.

Le drame d'Adam ne se perpétue pas dans notre littérature; il n'est point, comme d'ordinaire les œuvres du moyen-âge, renouvelé de siècle en siècle, avec des modifications plus ou moins profondes; ou du moins il ne se perpétue pas individuellement, il cesse d'avoir une vie propre, il s'agrège au cycle dramatique de la Passion.

De même que nous avons vu succéder au tableau de la Faute et du Châtiment de l'homme cette Procession des prophètes qui personnifient l'Attente du monde et qui proclament le futur Réparateur, le cycle de la Passion est remonté à la cause primordiale, et le prologue du drame divin du Calvaire a été placé dans le Paradis terrestre.

Le cycle dramatique de la Passion se composait d'une suite de pièces qu'on jouait tantôt simultanément, comme un seul Mystère, tantôt séparément, comme des Mystères distincts. Les principales parties de cette immense composition étaient d'abord une introduction de la Création du monde et du péché d'Adam; une seconde partie comprenant le mariage de Notre-Dame, la naissance du Sauveur et son enfance jusqu'au moment où il est trouvé dans le Temple enseignant les docteurs; une troisième partie embrassant la prédication du Christ, sa passion et sa mort; quatrièmement enfin, l'histoire de la Résurrection et de l'Ascension.

Le cycle ainsi constitué se maintient, avec des développements divers, mais sans différences essentielles, dans les manuscrits qui nous sont parvenus: le manuscrit de la bibliothèque Sainte-Geneviève, publié par M. Jubinal, deuxième volume des Mystères inédits; le manuscrit de Troyes, signalé par M. Vallet de Viriville dans le numéro mai-juin de la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes; et la composition

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d'Arnoul Gresban, en 1469, que renferment les numéros 7206, 7206 * du fonds français de la Bibliothèque impériale, et dont M. Paulin Pàris a donné dans son sixième volume une excellente notice. Ce cycle dramatique, de plus en plus compliqué d'épisodes, surchargé de personnages, ayant atteint une dimension énorme, se brise à la fin du quinzième siècle, en arrivant à l'impression; à part le prologue qui disparaît, les trois graudes parties que nous avons distinguées sont éditées séparément, chacune sous un titre particulier. La première partie est intitulée Le Mistère de la Conception, Nativité, Mariage et Annonciation de la benoite Vierge Marie, avec la Nativité de Jésus-Christ et son Enfance.

La deuxième partie est intitulée : Le Mistère de la Passion de nostre Saulveur Jhésus Crist, avec les addicions et corrections faites par très éloquent et scientificque docteur maistre Jehan Michel. Lequel Mistère fut joué à Angiers moult triumphanment et sumptueusement en l'an mil quatre cent quatre vintz six, et à Paris l'an mil quatre cent quatre vintz et dix.

C'est ce drame gigantesque qui commence à la prédication de saint Jean-Baptiste et finit au tombeau de Jésus, qu'on désigne spécialement sous le nom de Mystère de la Passion.

La troisième partie est intitulée : Le Mistère de la Résurrection et Ascension de Nostre-Seigneur Jesus-Christ.

Ces trois vastes fragments du cycle primitif sont réunis encore, comme ils l'étaient dans les manuscrits, par l'édition de 1507, avec le titre Mistère de la Conception et Nativité de la glorieuse Vierge Marie, avec le Mariage d'icelle; la Nativité, Passion, Résurrection et Ascension de Jésu Crist; joué à Paris l'an de grâce mil cinq cents et sept; imprimé audict lieu. In-folio gothique.

Mais le prologue est définitivement supprimé. L'histoire dramatisée de la Création du monde et du péché d'Adam, détachée irrévocablement du cycle de la Passion, a été transplantée dans une autre série, ou, si l'on veut, le prologue, pour devenir une œuvre indépendante, s'est élargi de toute l'étendue de l'Histoire-Sainte depuis la Création jusqu'au temps de l'empereur Octavien; c'est le Mistère du vieil Testament par personnages, joué à Paris. Historie et imprimé nouvellement audict lieu par maistre Pierre Ledru..... Petit in-folio gothique (sans date), qui contient environ soixante-deux mille vers. Il se termine au moment où le Christ va naître, et il prépare ce grand événement par une scène de prophétie où les prophètes ne sont plus, comme nous l'avons vu tout à l'heure, les personnages de l'ancienne Loi, mais les sibylles du paganisme.

Ces journées, comme on appelait alors les divisions des pièces théâtrales, ces journées de la Chute de l'homme, œuvres du quinzième et

du seizième siècle, ressemblent bien peu, du reste, au monument antique que nous avons examiné. Au lieu de demeurer strictement et carrément dans le thème biblique, comme celui-ci, elles puisent toutes largement à d'autres sources; au lieu de s'en tenir aux grands faits consignés dans le livre de Moïse, elles embrassent, plus ou moins complétement, les nombreux épisodes de la biographie fabuleuse de. nos premiers parents.

Prenons pour exemple le Mystère imprimé; on verra combien le champ s'est étendu, et quel complément prolongé a été donné au court récit de la Genèse.

De la création d'Adam et Eve jusqu'à leur transgression, il n'y a point d'incident nouveau; le drame suit fidèlement le texte sacré. Aussitôt après leur péché, a lieu dans le ciel une scène allégorique qui est une des conceptions favorites du moyen-âge, intitulée : le Procès de Paradis; c'est le débat entre la Miséricorde et la Justice devant le trône du Tout-Puissant, l'une implorant pour l'homme coupable, l'autre exigeant avec autorité sa punition. Ce débat, qu'on réduit ici à deux personnages, en a ordinairement quatre : Paix et Miséricorde d'une part, Vérité et Justice de l'autre; le Fils de Dieu finit par les réconcilier. Cette allégorie a été inspirée par le verset du psaume 84: Misericordia et Veritas obviaverunt sibi, Justitia et Pax osculata sum. Nous la trouvons déjà dans les œuvres du grand théologien Hugues de Saint-Victor, qui mourut en 1140: Veritas autem intrans cor hominis, invenit ibi omnia mala et digna pœnis et clamare cœpit de terra hominem accusans; Misericordia vero non desistebat in cœlo Dominum orare pro homine postulans (édition de Rouen, tome 1, p. 69). Nous la trouvons peu après, au commencement du treizième siècle, dans la paraphrase française du traité de Robert de Lincoln: De quatuor filiabus Patris, scilicet de Misericordia et Veritate et Justitia et Pace... (Mst 7268, 3. 3. A, f. fr. Bibl. imp.). Insérée plus tard dans les Mystères de la Passion, elle y est presque toujours traitée avec une grande et belle poésie. Enfin, dans le Mystère du Vieil Testament, elle sert à rattacher entre eux cette longue série d'épisodes successifs; elle est comme le lien de cette multitude d'actions distinctes. A mesure que le crime éclate et que la perversité triomphe sur la terre, la Justice élève vers Dieu sa voix plus impérieuse, et la Miséricorde s'efforce d'apaiser sa colère par de plus touchantes supplications.

Donc, après la désobéissance d'Adam et d'Eve, la Justice réclame l'application rigoureuse de la sentence divine; la Miséricorde obtient, au contraire, que Dieu l'adoucisse: un délai est accordé aux coupables que la Mort devait immédiatement frapper; mais ils seront bannis du Paradis terrestre et affligés de toutes les misères de la condition hu. maine.

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Le drame du seizième siècle ne s'arrête pas là; il nous montre ensuite la famille d'Adam; nous assistons aux mariages d'Abel et Delbora, de Cain et Calmana; nous voyons se développer le caractère de ce dernier, sombre, avide, jaloux, méfiant; et c'est lui qui introduit dans le monde les idées de possession et de domination; c'est lui qui, pour les réaliser et les soutenir, båtit ville close et fortifie sa dedemeure.

Après la mort d'Abel, le drame continue l'histoire de Caïn et de ses enfants; c'est la race maudite où tous les vices germent et grandissent, où croissent les dissensions et les haines, où le démon fait sa proie.

Éve meurt, puis Adam: attristés par le déplorable spectacle de leur postérité. Avant toutefois que son père rende le dernier soupir, Seth va implorer le Chérubin, gardien du Paradis terrestre et de l'Arbre de vie; la Miséricorde plaide auprès de Dieu pour le pécheur expirant, et, grâce à son intervention, Seth rapporte à son père le gage du salut à venir; Adam meurt consolé, et Seth s'écrie:

O mort! mort! tu monstres bien comme

Tu es commune à tout humain,
Qui as tué le premier homme
Que Dieu avait fait de sa main!

Le grand héritage se divise entre deux générations ennemies, Cain et sa race diabolique, Seth et ses enfants fidèles à Dieu; l'une représentée par Lameth, bigame, et, à la fin, parricide; l'autre par Enoch et par Noé. Mais les filles de Cain séduisent et corrompent les fils des justes; et un jour vient où la perversité étant universelle et horrible, la Miséricorde ne peut plus défendre devant le Créateur la cause du genre humain, la Justice l'emporte, et le déluge est décrété.

Telle est la première partie du Mystère du Vieil Testament; et cet aperçu sommaire suffit à montrer combien d'éléments nouveaux sont intervenus depuis le douzième siècle. Les prologues divers du cycle de la Passion nous offriraient les mêmes traditions ou d'autres pareilles, entassées dans un cadre plus étroit. Et, en effet, dans l'intervalle trois fois séculaire écoulé entre les œuvres que nous comparons, la légende, d'origine juive, grecque, orientale, avait fait invasion dans la littérature vulgaire; elle s'y était enrichie et souvent transformée; elle avait charmé l'imagination du peuple, et avait acquis une autorité presque égale à celle de l'Écriture; elle était donc venue se résumer sur le théâtre éminemment populaire de l'époque.

Nous essaierons de faire connaître les principaux de ces documents

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