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nous lui trouverons une ressemblance primitive avec lui qui paraît l'attendre. Cependant il est plus gran plus maigre, plus brun; celui-là, c'est Lucien, le vrai R main, le républicain des jours antiques, la barre de fer

la famille.

Ces deux hommes, qui ne s'étaient pas revus depu Austerlitz, jetèrent l'un sur l'autre un de ces regards qu vont fouiller les âmes; car Lucien était le seul qui et dans les yeux la même puissance que Napoléon.

Il s'arrêta après avoir fait trois pas dans la chambre Napoléon marcha vers lui et lui tendit la main. "Mo frère," s'écria Lucien en jetant les bras autour du cou de son aîné; " mon frère! que je suis heureux de vous re

voir!"

"Laissez-nous seuls, messieurs," dit l'empereur, faisant signe de la main à un groupe. Les trois hommes qui le formaient s'inclinèrent et sortirent sans murmurer une parole, sans répondre un mot. Cependant, ces trois hommes qui obéissaient ainsi à un geste, c'étaient Duroc, Eugène, et Murat: un maréchal, un prince, et un roi.

"Je vous ai fait mander, Lucien," dit Napoléon lorsqu'il se vit seul avec son frère.

"Et vous voyez que je me suis empressé de vous obéir comme a mon aîné," répondit Lucien.

Napoléon fronça imperceptiblement le sourcil.

"N'importe! vous êtes venu, et c'est ce que je désirais, car j'ai besoin de vous parler.'

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"J'écoute," répondit Lucien en s'inclinant.

Napoléon prit avec l'index et le pouce un des boutons de l'habit de Lucien, et le regardant fixement: "Quels sont vos projets ?" dit-il.

"Mes projets, à moi ?" reprit Lucien étonné: "les projets d'un homme qui vit retiré, loin du bruit, dans la solitude; mes projets d'achever tranquillement, si je le puis, une poëme que j'ai commencé."

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Oui, oui," dit ironiquement Napoléon, "vous êtes le poëte de la famille, vous faites des vers tandis que je gagne des batailles: quand je serai mort vous me chanterez; j'aurai cet avantage sur Alexandre, d'avoir mon Homère."

"Quel est le plus heureux de nous deux ?"

66 "Vous, certes, vous," dit Napoléon en lâchant avec un geste d'humeur le bouton qu'il tenait, "car vous n'avez

pas le chagrin de voir dans votre famille des indifférents,
et peut-être des rebelles."

Lucien laissa tomber ses bras, et regarda l'empereur
avec tristesse.

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"Des indifférents!... Rappelez-vous le 18 Brumaire
des rebelles! et où jamais m'avez-vous vu évo-

quer la rébellion ?"

...

"C'est une rébellion que de ne point me servir: celui qui n'est point avec moi est contre moi. Voyons, Lucien; tu sais que tu es parmi tous mes frères celui que j'aime le mieux!" il lui prit la main, "le seul qui puisse continuer mon œuvre : veux-tu renoncer à l'opposition tacite que tu fais ? Quand tous les rois de l'Europe sont à genoux, te croirais-tu humilié de baisser la tête au milieu du cortége de flatteurs qui accompagnent mon char de triomphe? Sera-ce donc toujours la voix de mon frère qui me criera: César, n'oublie pas que tu dois mourir!' Voyons, Lucien, veux-tu marcher dans ma route ?"

"Comment Votre Majesté l'entend-elle ?" répondit Lucien en jetant sur Napoléon un regard de défiance.

L'empereur marcha en silence vers une table ronde qui masquait le milieu de la chambre, et posant ses deux doigts sur le coin d'une grande carte roulée, il se retourna vers Lucien, et lui dit :

"Je suis au faîte de ma fortune, Lucien; j'ai conquis l'Europe, il me reste à la tailler à ma fantaisie; je suis aussi victorieux qu' Alexandre, aussi puissant qu' Auguste, aussi grand que Charlemagne; je veux et je puis

.. Eh bien!

Il prit le coin de la carte et la déroula sur la table avec un geste gracieux et nonchalant. "Choisissez le royaume qui vous plaira le mieux, mon frère, et je vous engage ma parole d'empereur que, du moment où vous me l'aurez montré du bout du doigt, ce royaume est à vous."496

"Et pourquoi cette proposition à moi, plutôt qu'a tout autre de mes frères ?"

"Parce que toi seul es selon mon esprit, Lucien." "Comment cela se peut-il, puisque je ne suis pas selon vos principes ?"

"J'espérais que tu avais changé depuis quatre ans que je ne588 t'ai vu.'

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"Et vous vous êtes trompé, mon frère; je suis toujours

it

le même qu'en 1799: je ne troquerai pas ma chaise cu rule contre un trône."

"Niais et insensé," dit Napoléon, en se mettant à mar cher et en se parlant à lui-même, "insensé et aveugle qui ne voit pas que je suis envoyé par le destin pour en rayer ce tombereau de la guillotine qu'ils ont pris pour un char républicain!" Puis, s'arrêtant tout à coup et marchant à son frère: "Mais laisse-moi donc t'enlever sur la montagne et te montrer les royaumes de la terre: lequel est mûr pour ton rêve sublime? Voyons, est-ce le corps germanique, où il n'y a de vivant que ces universités, espèce de pouls républicain qui bat dans un corps monarchique? est-ce l'Espagne, catholique depuis le treizième siècle seulement, et chez laquelle la véritable interprétation de la parole divine germe à peine? est-ce la Russie, dont la tête pense peut-être, mais dont le corps, galvanisé un instant par le czar Pierre, est retombé dans sa paralysie polaire? Non, Lucien, non, les temps ne sont pas venus; renonce à tes folles utopies; donne-moi la main comme frère et comme allié, et demain je te fais le chef d'un grand peuple, je reconnais ta femme pour ma sœur et je te rends toute mon amitié."

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"C'est cela," dit Lucien, "vous désespérez de me convaincre, et vous voulez m'acheter."

L'empereur fit un mouvement. "Laissez-moi dire à mon tour, car ce moment est solennel, et n'aura pas son pareil dans le cours de notre vie : je ne vous en veux pas de m'avoir mal jugé, vous avez rendu tant d'hommes muets et sourds en leur coulant de l'or dans la bouche et dans les oreilles, que vous avez cru qu'il en serait de moi ainsi que des autres. Vous voulez me faire roi, ditesmoi? eh bien! j'accepte, si vous me promettez que mon royaume ne sera point une préfecture. Vous me donnez un peuple: je le prends, peu m'importe lequel, mais à la condition que je le gouvernerai selon ses idées et selon ses besoins; je veux être son père et non son tyran; je veux qu'il m'aime, et non qu'il me craigne: du jour où j'aurai mis la couronne d'Espagne, de Suède, de Wurtemberg ou de Hollande sur ma tête, je ne serai plus Français, mais Espagnol, Allemand ou Hollandais: mon nouveau peuple sera ma seule famille. Songez-y bien, alors nous ne serons plus frères selon le sang, mais selon le rang, vos volontés seront consignées à mes frontières;

si vous marchez contre moi, je vous attendrai debout: vous me vaincrez, sans doute, car vous êtes un grand capitaine, et le dieu des armées n'est pas toujours celui de la justice, alors je serai un roi détrôné, mon peuple sera un peuple conquis; et libre à vous de donner ma couronne et mon peuple à quelqu'autre plus soumis ou plus reconnaissant. J'ai dit.'

છે.

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"Toujours le même, toujours le même," murmura Napoléon; puis tout à coup, frappant du pied: "Lucien, vous oubliez que vous devez m'obéir, comme à votre roi.' "Tu es mon aîné, non mon père; tu es mon frère, non mon roi: jamais je ne courberai la tête sous ton joug de fer, jamais, jamais!"

Napoléon devint affreusement pâle, ses yeux prirent une expression terrible, ses lèvres tremblèrent.

"Réfléchissez à ce que je vous ai dit, Lucien."

"Réfléchis à ce que je vais te dire, Napoléon: tu as mal tué la république, car tu l'as frappée sans oser la regarder en face; l'esprit de liberté que tu crois étouffé sous ton despotisme grandit, se répand, se propage; tu crois le pousser devant toi, il te suit par derrière; tant que tu seras victorieux, il sera muet; mais vienne le jour des revers, et tu verras si tu peux t'appuyer sur cette France que tu auras faite grande, mais esclave. Tout empire élevé par la force doit tomber par la violence et la force. Et toi, toi, Napoléon, qui tomberas du faîte de cet empire, tu seras brisé," prenant sa montre et l'écrasant contre terre, "brisé, vois-tu, comme je brise cette montre, tandis que nous, morceaux et débris de ta fortune, nous serons dispersés sur la surface de la terre parce que nous serons de ta famille, et maudits parce que nous porterons ton nom. Adieu, sire!"

Lucien sortit. Napoléon resta immobile et les yeux fixes; au bout de cinq minutes, on entendit le roulement d'une voiture qui sortait des cours du palais; Napoléon

sonna.

"Quel est ce bruit ?" dit-il à l'huissier qui entr'ouvrit la porte. "C'est celui de la voiture du frère de Votre Majesté qui repart pour Rome." "C'est bien," dit Napoléon; et sa figure reprit ce calme impassible et glacial Sous lequel il cachait, comme sous un masque, les émotions les plus vives.

Dix ans étaient à peine écoulés que cette prédiction

de Lucien s'était accomplie. L'empire élevé par la ford avait été renversé par la force, Napoléon était brisé, e cette famille d'aigles, dont l'aire était aux Tuileries, s' tait éparpillée, fugitive, proscrite et battant des ailes su le monde. Madame Bonaparte mère, cette Niobé impé riale, qui avait donné le jour à un empereur, à trois rois à deux archiduchesses, s'était retirée à Rome, Lucien dans sa principauté de Canino, Louis à Florence, Joseph aux Etats-Unis, Jérôme en Wurtemberg, la princesse Elisa à Baden, madame Borghèse à Piombino, et la reine de Hollande au château d'Arenemberg.-ALEXANDRE DUMAS.

LES SOUVENIRS DU PEUPLE.

On parlera de sa gloire

Sous le chaume bien longtemps;
L'humble toit, dans cinquante ans,
Ne connaîtra plus d'autre histoire.
Là viendront les villageois
Dire alors à quelque vieille :
Par des récits d'autrefois,
Mère, abrégez-nous la veille.
Bien, dit-on, qu'il nous ait nui,
Le peuple encor le révère;
Oui le révère.

Parlez-nous de lui, grand' mère,
Parlez-nous de lui.

Mes enfants, dans ce village,
Suivi de rois il passa.

Voilà bien longtemps de ça:*
Je venais d'entrer en ménage.
'A pied grimpant le coteau,
Où pour voir je m'étais mise,
Il avait petit chapeau
Avec redingote grise.
Près de lui je me troublai.
Il me dit: Bonjour, ma chère,
Bonjour, ma chère.

*That was a long time ago.

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