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c'était le motif d'une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l'intérêt commun; ils n'avaient de différends que ceux qu'une douce et tendre amitié faisait naître; et, dans l'endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une vie heureuse et tranquille: la terre semblait produire d'elle-même, cultivée par ces vertueuses mains. Ils aimaient leurs femmes et ils en étaient tendrement chéris. Toute leur attention était d'élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettaient devant les yeux cet exemple si triste: ils leur faisaient surtout sentir que l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun; que vouloir511, s'en séparer c'est vouloir se perdre; que la vertu n'est point une chose qui doive542 nous coûter: qu'il ne faut point la regarder comme un exercice pénible; et que la justice pour autrui est une charité pour nous.

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Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d'avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s'éleva sous leurs yeux s'accrut par d'heureux mariages: le nombre augmenta, l'union fut toujours la même, et la vertu, bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut fortifiée au contraire par un plus grand nombre d'exemples.

Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre, et la religion vint adoucir dans les mœurs la nature y avait laissé de trop rude.

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Ils instituèrent des fêtes en l'honneur des dieux. Les jeunes filles, ornées de fleurs, et les jeunes garçons les célébraient par leurs danses et par les accords d'une musique champêtre: on faisait ensuite des festins, où la joie ne régnait pas moins que la frugalité.

On allait au temple pour demander les faveurs des dieux. Ce n'était pas les richesses et une onéreuse abondance; de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodytes; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes: ils n'étaient aux pieds des autels que pour demander la santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l'amour et l'obéissance dé leurs enfants.

Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies et que les bœufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s'assemblaient; et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes, et leurs malheurs, la vertu renaissant avec un nouveau peuple, et sa félicité: ils célébraient les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas : ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre, et le bonheur d'une condition toujours parée de l'innocence. Bientôt ils s'abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n'interrompaient jamais.

La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu'à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère: ils se faisaient des présents, où celui qui donnait croyait toujours avoir l'avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille: les troupeaux étaient presque toujours confondus; la seule peine qu'on s'épargnait ordinairement, c'était de les partager.

Je ne saurais assez te parler de la vertu des Troglodytes. Un d'eux disait un jour: Mon père doit demain labourer son champ ; je me lèverai deux heures avant lui, et quand il ira à son champ, il le trouvera tout labouré.

Un autre disait en lui-même: il me semble que ma sœur a du goût pour un jeune Troglodyte de nos parents; il faut que je parle à mon père, et que je le détermine à faire ce mariage. On vint dire à un autre que des voleurs avaient enlevé son troupeau : J'en suis bien fâché, dit-il; car il y avait une génisse toute blanche que je voulais offrir aux dieux. On entendait dire à un autre: Il faut que j'aille au temple remercier les dieux car mon frère, que mon père aime tant et que je chéris si fort, a recouvré la santé. Ou bien: Il y a un champ qui touche celui de mon père, et ceux qui le cultivent sont tous les jours exposés aux ardeurs du soleil; il faut que j'aille y planter deux arbres, afin que ces pauvres gens puissent aller quelquefois se reposer sous leur ombre.

Un jour que plusieurs Troglodytes étaient assemblés, un vieillard parla d'un jeune homme qu'il soupçonnait d'avoir commis une mauvaise action, et lui en fit des reproches. Nous ne croyons pas qu'il ait commis ce crime, dirent les jeunes Troglodytes; mais, s'il l'a fait, puisset-il mourir le dernier de sa famille !

On vint dire à un Troglodyte que des étrangers avaient pillé sa maison et avaient tout emporté. S'ils n'étaient pas injustes, répondit-il, je souhaiterais que les dieux leur en donnassent un plus long usage qu'à moi.

Tant de prospérités ne furent pas regardées sans envie: les peuples voisins s'assemblèrent, et, sous un vain prétexte, ils résolurent d'enlever leurs troupeaux. Dès que cette résolution fut connue, les Troglodytes envoyèrent au-devant d'eux des ambassadeurs qui leur parlèrent ainsi: Que vous ont fait les Troglodytes? Ont-ils enlevé vos femmes, dérobé vos bestiaux, ravagé vos campagnes? Non, nous sommes justes, et nous craignons les dieux. Que demandez-vous donc de nous? Voulez-vous de la laine pour vous faire des habits? Voulez-vous du lait de nos troupeaux, ou des fruits de nos terres? Mettez bas les armes; venez au milieu de nous, et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons par ce qu'il y a de plus sacré que, si vous entrez dans nos terres comme ennemis, nous vous regarderons comme un peuple injuste, et que nous vous traiterons comme des bêtes farouches. Ces paroles furent renvoyées avec mépris. Ces peuples sauvages entrèrent armés dans la terre des Troglodytes, qu'ils ne croyaient défendus que par leur innocence. Mais ils étaient bien disposés à la défense, ils avaient mis leurs femmes et leurs enfants au milieu d'eux.

Ils furent étonnés de l'injustice de leurs ennemis, et non pas de leur nombre. Une ardeur nouvelle s'était emparée de leur cœur: l'un voulait mourir pour son père, un autre pour sa femme et ses enfants, celui-ci pour ses frères, celui-là pour ses amis, tous pour le peuple troglodyte: la place de celui qui expirait était d'abord prise par un autre, qui, outre la cause commune, avait encore une mort particulière à venger.

Tel fut le combat de l'injustice et de la vertu. Ces peuples lâches, qui ne cherchaient que le butin, n'eurent pas honte de fuir; et ils cédèrent à la vertu des Troglodytes, même sans en être touchés.

Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu'il était à propos de se choisir un roi: ils convinrent qu'il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n'avait pas voulu se trouver à cette assemblée; il s'était retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse.

Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprend le choix qu'on avait fait de lui: 'A Dieu ne plaise, dit-i que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l'on puisse croir qu'il n'y a personne parmi eux de plus juste que moi Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez abso lument, il faudra bien que je la prenne; mais compte. que je mourrai de douleur d'avoir vu en naissant le Troglodytes libres, et de les voir aujourd'hui assujettis A ces mots, il se mit à639 répandre un torrent de larmes Malheureux jour! disait-il; et pourquoi ai-je tant vécu ? Puis il s'écria d'une voix sévère: Je vois bien ce que c'est, ô Troglodytes; votre vertu commence à vous peser. Dans l'état où vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur; vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses et languir dans une lâche volupté, et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n'aurez pas besoin de la vertu. Il s'arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte? Voulezvous qu'il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi et par le seul penchant de la nature? O Troglodytes, je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux; pourquoi voulezvous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ?-MONTESQUIEU.

EXTRAIT D'UNE COMÉDIE DE MOLIÈRE.

LE MÉDECIN MALGRÉ LUI.

Sganarelle, Martine.

Sganarelle. Non, je te dis que je n'en veux rien faire, et que c'est à moi de parler et d'être le maître.

Martine, Et je te dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie, et que je ne me suis point mariée avec toi pour souffrir tes fredaines.

Sganarelle. Oh! la grande fatigue que d'avoir une femme! et qu' Aristote a bien raison quand il dit qu'une femme est pire qu'un démon!

Martine. Voyez un peu l'habile homme, avec son benêt d'Aristote!

Sganarelle. Oui, l'habile homme. Trouve-moi un faiseur de fagots qui sache comme moi raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait su dans son jeune âge son rudiment par cœur.

Martine. Peste du fou fieffé!

Sganarelle. Peste de la carogne!

Martine. Que maudits soient l'heure et le jour où je m'avisai d'aller dire oui!

Sganarelle. Que maudit soit le notaire qui me fit signer ma ruine!

Martine. C'est bien à toi vraiment à te plaindre de cette affaire! devrais-tu être un seul moment sans rendre grâce au ciel de m'avoir pour ta femme? et méritais-tu d'avoir une femme comme moi?

Sganarelle. Il est vrai que tu me fis trop d'honneur morbleu, ne me fais point parler là-dessus. Je dirais de certaines choses

Martine. Quoi! que dirais-tu ?

Sganarelle. Baste, laissons là ce chapitre. Il suffit que nous savons ce que nous savons, et que tu fus bien heureuse de me trouver.

Martine. Qu'appelles-tu bien heureuse de te trouver ? un homme qui me réduit à l'hôpital, un traître, que me mange tout ce que j'ai

Sganarelle. Tu as menti, j'en bois346 une partie.

Martine. Qui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est au logís . .

Sganarelle. C'est vivre de ménage.

Martine. Qui m'a ôté jusqu'au lit que j'avais
Sganarelle. Tu t'en lèveras plus matin.

Martine. Enfin qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison

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Sganarelle. On en déménage plus aisément.

Martine. Et qui du matin jusqu'au soir ne fait que jouer et que boire.

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