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qu'elles; mais il faut se conformer à l'usage. Cela vous surprend, n'est-il pas vrai? C'est cependant ce qui vous arrivera et ce qui est déjà arrivé à plusieurs qui sont sorties. Je ne vous dis point ceci, mes chers enfants, pour insulter à votre misère: au contraire, je la respecte; mais vous ne serez pas toujours avec des gens qui la respecteront rien n'est présentement si méprisé dans le monde que la pauvre noblesse.

« J'en entends quelquefois qui demandent comment elles feront si un homme leur présente la main vous croyez donc qu'on s'empressera bien pour vous? Eh! mon Dieu! loin de vous donner la main, on ne vous ramassera pas dans les rues, on vous laissera dans la boue si vous y tombez, et cela parce que vous serez pauvres et par conséquent à charge, que vous aurez toujours besoin de recevoir sans avoir jamais à donner, et que le monde ne s'accommode que des gens chez qui il trouve à prendre. Celles d'entre vous qui n'ont pas de vocation pour la vie religieuse retourneront, en sortant d'ici, avec un père ou une mère peut-être veuve, de mauvaise humeur, chargée d'enfants qui manquent de pain, et dont vous irez augmenter le nombre, Vous passerez souvent vos journées à travailler dans un grenier, où vous ne penserez certainement pas à donner une demi-pistole pour aller à l'Opéra; vous n'en entendrez pas même parler; vous voudrez encore moins, si vous avez de l'honneur, vous y faire conduire par un homme qui, en payant votre place, vous perde de réputation. Il y en aura d'autres, et ce

sont les plus heureuses, qui se trouveront dans le fond d'une campagne, avec quelques dindons, quelques poules, une vache, encore trop heureuses d'avoir à en garder, ou au moins voir si la servante en a bien soin, si elle ne la laisse point aller dans le jardin au lieu de la mener dans le pré, si elle ne lui abandonne point de bonnes herbes, si on élève bien les dindons, si on a bien soin des poules. Encore une fois, ces dindonnières-là seront les plus heureuses. Mme de Mérinville, qui vous donne peut-être dans les yeux, et qui véritablement a fait une aussi bonne fortune qu'une personne comme elle pouvoit désirer, a paru quelque temps à Paris avec un habit à fleurs d'or; mais comme c'est une femme sage, elle a bientôt pris son parti ailleurs, comprenant avec beaucoup d'autres que peu de gens peuvent soutenir la dépense qu'on est obligé d'y faire; elle s'est retirée à la campagne pour ménager et pour épargner; et là, elle se fait un plaisir d'être assidue à son ménage et de prendre tous les soins qui y sont attachés. Ne vous flattez pas sur ce que vos proches avaient quelque chose quand vous les avez quittés. Les choses sont bien changées depuis celles qui ont laissé leurs parents avec deux mille livres de rente n'en trouveront peut-être pas mille; celles qui en avaient mille n'en ont pas cinq cents; celles même qui étaient le mieux ne trouveront pas grand'chose, et le plus grand nombre n'aura rien du tout'.

1 La guerre de la ligue d'Augsbourg, et la guerre de la succession d'Espagne dans laquelle la France se trouvait alors engagée,

Vous êtes élevées ici comme des filles de ducs et pairs; cependant il seroit à souhaiter qu'on pût commencer présentement à vous traiter selon ce que vous trouverez quand vous ne serez plus ici. Mais votre grand nombre et l'ordre de la maison ne le permettent point. On ne sauroit, par exemple, en envoyer à la cuisine, à la dépense, donner à manger aux poules ou garder les dindons, parce qu'on ne vous veut point perdre de vue et que les choses sont réglées de manière que cela ne se peut. De plus, vous avez affaire à des religieuses polies et honnêtes, qui vous reprennent avec toutes sortes de bontés, loin de vous faire essuyer les brusqueries et les mauvais traitements que vous éprouverez peut-être ailleurs. Si quelqu'un a besoin de faire un amas de piété et de vertu, c'est assurément vous autres, puisque vous serez exposées à bien des choses péni

avaient causé de très-grandes misères. Voici ce qu'en dit Vauban: «Par toutes les recherches que j'ai pu faire depuis plusieurs années que je m'y applique, j'ai fort bien remarqué que dans ces derniers temps, plus de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité et mendie effectivement; que des neuf autres parties il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l'aumône à celle-là, parce que, eux-mêmes, sont réduits, à très-peu de chose près, à cette malheureuse condition; que des quatre autres parties qui restent, les trois sont fort mal aisées, et embarrassées de dettes et de procès; et que dans la dixième, où je mets tous les gens d'épée, de robe, ecclésiastiques et laïques, toute la noblesse haute, la noblesse distinguée et les gens en charge militaire et civile, les bons marchands, les bourgeois rentés et les mieux accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles, et je ne croirois pas mentir quand je dirois qu'il n'y en a pas dix mille, petites ou grandes, qu'on puisse dire être fort à leur aise.» (Vauban, Dime royale, p. 34, édition de Daire.)

bles, etc.» (Le reste comme à la fin de l'Instruction précédente.)

25.- INSTRUCTION AUX DEMOISELLES DES DEUX GRANDES CLASSES',

SUR LE MONDE.

1707.

Le lendemain de cette instruction, Madame étant à la classe jaune à l'heure qu'on parle raisonnablement, on lui montra ce qu'une demoiselle avoit écrit de ce qu'elle avoit dit la veille. Comme on en parloit, une maîtresse lui dit que les demoiselles ne pouvoient comprendre qu'elles pussent être réduites à se servir d'un cheval et encore moins d'un âne pour faire leurs voyages, et qu'elles avoient trouvé fort étrange qu'un père eût emmené sa fille en croupe derrière lui sur son cheval. « Trop heureuses d'en avoir pour y monter, dit Madame; elles courront risque d'aller souvent à pied, n'ayant pas le moyen d'avoir un cheval; quelquefois même ceux qui en ont vont à pied pour le ménager, comme nous voyons des pauvres aller nu-pieds, tenant leurs souliers dans leurs mains de peur de les user. Quelquefois, chez soi, on met des sabots pour épargner les souliers qu'on ne met que pour recevoir la com

1 Recueil d'instructions, p. 62. - Cette suite de l'instruction précédente n'est pas importante pour les enseignements qu'elle renferme, mais elle l'est pour les détails très-curieux que Mme de Maintenon donne sur une époque de son enfance.

pagnie. Je me souviens, ajouta Madame, que j'en ai bien porté dans ma jeunesse : j'étois chez une de mes tantes 1, assez riche pour avoir un carrosse à six chevaux, un autre pour elle-même, une litière, car elle étoit assez malsaine pour en avoir besoin. Cependant, quoiqu'elle ne fût pas pauvre, je n'avois dans la maison que des sabots, et on ne me donnoit des souliers que lorsqu'il venoit compagnie. Je me souviens encore que ma cousine et moi, qui étions à peu près du même âge, nous passions une partie du jour à garder les dindons de ma tante. On nous plaquoit un masque sur notre nez, car on avoit peur que nous ne nous hâlassions; on nous mettoit au bras un petit panier où étoit notre déjeuner avec un petit livret des quatrains de Pibrac, dont on nous donnoit quelques pages à apprendre par jour; avec cela on nous mettoit une grande gaule dans la main, et on nous chargeoit d'empêcher que les dindons n'allassent où ils ne devoient point aller. C'est ce qui me fait vous dire que je souhaiterois que vous fussiez toutes en état d'avoir des dindons à garder, car plusieurs d'entre vous sont assez pauvres pour n'en pas avoir. >>

La maîtresse ajouta que les demoiselles demandoient à quoi elles devoient prendre garde en entrant dans le monde, s'imaginant qu'il y auroit presse à leur faire la cour. « A quoi elles doivent prendre.

1 Mme de Neuillant, femme du gouverneur de Niort. Ce fut elle qui amena la jeune d'Aubigné à Paris, et pour s'en débarrasser, la maria à Scarron.

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