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monde qui fût capable de me le faire faire, et l'on ne me verra jamais seule avec un homme.

MARGUERITE.

Vous avez besoin d'une grande force pour résister à tout ce que vous trouverez, et on ne pourra vous souffrir si on voit que vous blâmez tout.

ANNE.

Nous ne voulons rien blâmer, mais éviter seulement ce que nous croyons mal.

MARGUERITE.

Où est le mal de boire du vin, de prendre du tabac, du thé, du café, du chocolat ?

ANNE.

Tout cela n'est mal que dans l'excès, selon la compagnie où l'on est, et dans l'assujettissement où l'on se met en prenant de telles habitudes; on ne peut plus s'en passer, et j'ai vu des personnes sécher effectivement d'avoir voulu renoncer au tabac. Ne vaut-il pas mieux ne pas entamer des choses qui doivent nous devenir un sujet de peine et n'en avons-nous point assez d'ailleurs ?

FÉLICITÉ.

Il est impossible de résister à vos raisons, mais le torrent vous entraînera plus tôt que vous ne l'arrêterez.

MADELEINE.

J'en suis bien persuadée, et c'est par là que je crains tant de sortir d'ici, et que je n'oublierai rien pour me renfermer dans ma vie cachée, pour vivre en sûreté avec ma famille.

MARGUERITE.

Vous passerez une triste vie.

MADELEINE.

Je la passerai honorable, je n'aurai rien à me reprocher, je ne serai point méprisée dans ma vieillesse, et si je ne suis pas heureuse, j'aurai le plaisir d'entendre dire que je méritois de l'être.

CONVERSATION XLVIII.

SUR LA FAVEUR'.

CLAIRE.

Je suis souvent venue ici sans avoir l'honneur de vous voir, et je vous avertis, madame, que plusieurs de vos amies se plaignent de la même chose.

LA DAME.

Il est vrai que j'aime la solitude de plus en plus.

AURE.

Comment pouvez-vous la souffrir ayant été accoutumée au grand monde?

1 Cette Conversation est à peu près la seule qui ait un intérêt historique. Mme de Maintenon y figure directement, et donne pour instruction aux demoiselles les ennuis de sa vie et de sa position à la cour; elle entre dans des détails curieux et qui rappellent ses entretiens intimes avec Mme de Glapion, mais ses plaintes sont, à vrai dire, assez étranges, et ses aveux déplacés, et on ne saurait les excuser qu'en songeant que cette Conversation a été faite après la mort du Roi et dans les quatre dernières années de la vie de Mme de Maintenon.

LA DAME

C'en est peut-être la raison, et je crois que rien ne rebute tant du monde que de le bien connoître.

LUCIE.

La figure que vous y faisiez devoit vous le faire aimer.

AURE.

Je donnerois la moitié de ma vie pour passer l'autre dans l'état où je vous ai vue.

CLÉMENCE.

C'étoit une faveur complète, et à peine auroit-on pu l'imaginer dans un château en Espagne.

AURE.

Et la faveur des grands, et la manière dont elle étoit reçue, tout m'y paraissoit à souhait.

LUCIE.

Il est vrai que madame avoit joint ensemble tous les avantages: elle avoit l'usage et la commodité des richesses, sans être riche et sans attirer l'envie.

CLÉMENCE.

Elle étoit aimée et estimée, et s'étoit acquis une réputation de modération au milieu des grandeurs et de la plus haute fortune'.

LA DAME.

Je conviens d'une partie de ce que vous dites; mais je puis pourtant vous assurer sans exagéra

1 Cela est vrai, mais il semble que Mme de Maintenon ne devrait pas le dire, et se faire réciter cet éloge par les demoiselles de Saint-Cyr.

tion et sans chagrin, que j'étois une des plus malheureuses personnes du monde'.

CLAIRE.

Est-ce que votre humeur est triste et difficile à contenter?

LA DAME.

Non, j'ai l'humeur très-heureuse, assez gaie, tranquille et désirant peu de choses.

AURE.

Vous pouviez ne prendre de votre place que ce qui vous plaisoit, vous étiez maîtresse de tout.

LA DAME.

Je l'étois de ce qui ne me touchoit point, et jamais un moment de ce que j'aurois voulu.

CLAIRE.

Que pouviez-vous désirer que vous n'eussiez pas?

LA DAME.

De faire du bien et d'être quelquefois en liberté.

LUCIE.

Il me semble que c'est un doux esclavage que d'être nécessaire à ce qu'il y a de plus grand sur la terre.

LA DAME.

Nul esclavage n'est doux, et l'amitié des grands ne se fait sentir que dans les commencements.

AURE.

Vous convenez donc qu'il y a eu des temps heureux.

LA DAME.

La vanité enfle et enivre pour quelques moments,

1 Cette phrase se retrouve dans un entretien avec Mme de Glapion. Voyez Lettres historiques et édifiantes, t. II, p. 466 et p. 456. Elle est réellement d'une grande exagération.

mais ces moments sont courts et on sent bientôt le

poids de ses chaînes '.

CLAIRE.

Si vous aimiez les plaisirs, vous en aviez.

LA DAME.

On les a selon le goût des grands et presque jamais selon le sien.

CLÉMENCE.

Si vous aimiez à vous faire des créatures, vous le pouviez.

LA DAME.

On est plus souvent refusé qu'on n'obtient ce qu'on demande, et il faut bientôt se résoudre à ne rien vouloir.

CLAIRE.

Je n'aurois jamais cru qu'on apprît à la cour à devenir philosophe.

LA DAME.

Ce n'est pas assez d'y être philosophe, il y faut un plus puissant secours.

CLAIRE.

Seroit-ce la cour qui vous auroit inspiré la piété?

LA DAME.

Je la crois du moins aussi nécessaire pour supporter la faveur que la disgrâce.

LUCIE.

Ce seroit plutôt fait de tout quitter.

AURE.

Mais on peut en faveur se réserver les plaisirs que

1 Cet aveu est très-important, mais il ne devrait pas se trouver lå.

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