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JULIE.

Je ne veux plus murmurer, ni juger de rien sans l'avoir bien examiné.

ZOÉ.

C'est un beau personnage que d'être raisonnable et d'inspirer cette raison autant qu'on le peut.

CONVERSATION XLVII.

SUR LES OCCASIONS.

FÉLICITÉ.

Ma sœur et moi venons vous voir, mesdemoiselles, pour vous témoigner l'impatience que nous avons que le temps de votre sortie de Saint-Cyr soit arrivé.'

MARGUERITE.

Je me fais un grand plaisir de penser que nous serons souvent ensemble.

MADELEINE.

Nous sentons comme nous devons la bonté que vous nous témoignez, mais nous ne pouvons envisager le jour que nous sortirons d'ici sans une grande douleur; nous ne parlons plus d'autre chose mademoiselle et moi.

FÉLICITÉ.

Votre bon naturel vous fait aimer les Dames de

Saint-Louis, et vous avez en effet grande raison de les regretter, mais le monde vous en consolera.

ANNE.

C'est cette consolation que nous craignons, notre affliction nous seroit plus avantageuse.

MARGUERITE.

Pourquoi nous a-t-on fait une peinture si terrible du monde, ayant à y retourner?

MADELEINE.

C'est pour nous préserver autant que nous pourrons des piéges que nous y trouverons.

FÉLICITÉ.

Voudriez-vous trouver le monde comme un cou

vent?

MADELEINE.

Il seroit à désirer qu'il n'y eût pas tant de différence, mais nous savons que cela n'est pas possible.

ANNE.

Nous sommes malheureuses d'y aller dans un temps où il est plus corrompu qu'il ne l'a jamais été.

MARGUERITE.

C'est une erreur : les modes changent, mais les hommes sont presque toujours à peu près les mêmes; ils ont les mêmes vices, les mêmes vertus, les mêmes inclinations, la même pente au mal.

ANNE.

Je le crois pour le fond, mais pour l'extérieur il faut tomber d'accord qu'il n'a jamais été si mal réglé.

MARGUERITE.

L'extérieur n'est pas le plus important.

MADELEINE.

Non, quand il n'est pas un mal en lui-même.

MARGUERITE.

Est-ce la coiffure haute qui vous fait peur?

MADELEINE.

La coiffure haute est une mode extravagante et dont le plus grand mal est de ne pouvoir se couvrir le visage à l'église, ce qui seroit plus modeste, mais je ne crois pas qu'on puisse sans péché se découvrir la gorge comme on le fait présentement.

MARGUERITE.

Il faut être comme les autres, et ne se point distinguer par des manières qui nous rendroient ridicules dans le monde.

ANNE.

C'est la raison qui nous fait tant de peine d'y retourner; de voir d'un côté la persécution qu'on nous fera, et de l'autre que nous offenserons Dieu.

FÉLICITÉ.

N'y a-t-il point de personnes sages hors de SaintCyr? et quand vous verrez ce que les honnêtes femmes font, en aurez-vous du scrupule ?

ANNE.

Quand les honnêtes femmes font quelque chose de mal, il ne faut pas les imiter, et c'est là notre grande peine, car s'il n'y avoit que les exemples des libertins à éviter, il seroit aisé.

MARGUERITE.

Voulez-vous donc garder l'habit de Saint-Cyr?

MADELEINE.

Non, on doit s'habiller selon son âge et sa condi

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tion; nous serons fort aises d'avoir de l'incarnat et du vert, que nos habits soient de la forme des autres; mais pour se montrer comme sortant du lit, découvertes et dans une négligence affectée, et qui ne respire que mollesse et immodestie, c'est à quoi nous ne pouvons nous résoudre.

FÉLICITÉ.

J'ai toujours ouï dire que dans les choses indifférentes il faut s'accommoder aux usages de son pays.

ANNE.

Nous le croyons comme vous, mais ce qui blesse la modestie tant recommandée à notre sexe n'est point indifférent.

MADELEINE.

On traite aussi de chose indifférente, de boire avec excès, de manger de même, de prendre du tabac, et de ne penser qu'à faire ce qui fait le plus de plaisir.

MARGUERITE.

On a toujours bu du vin, mangé de tout ce qu'on mange; le tabac est une herbe comme une autre; vous vous faites des monstres de ce qui n'est rien.

ANNE.

Tout ce que vous venez de dire a été regardé par les hommes, dans tous les temps, comme des excès dans lesquels les honnêtes gens ne tomboient pas, et notre siècle est si corrompu que les femmes, et les

honnêtes femmes, ne songent qu'à imiter les hommes les plus grossiers'.

FÉLICITÉ.

Il est vrai que j'ai ouï dire à mon père, que de leur temps on ne voyoit que des misérables qui s'eni

vrassent.

MADELEINE.

Et dans celui-ci les femmes s'enivrent! pouvonsnous sans douleur aller nous exposer à de telles occasions?

FÉLICITÉ.

Vous ne pouvez pas réformer le monde.

ANNE.

Non, mais nous sommes bien résolues de vivre retirées autant qu'il nous sera possible, et de choisir pour amies ce qui sera de meilleur.

MARGUERITE.

Ce projet est bien ennuyeux et vous ne le soutiendrez pas.

MADELEINE.

On nous a dit à Saint-Cyr, qu'il faut savoir s'ennuyer ou plutôt s'amuser chez soi, et qu'on se perd quand on veut trop de plaisir.

FÉLICITÉ.

Et comment vous accommoderez-vous d'aller têteà-tête avec un homme dans les rues de Paris? MADELEINE.

Ah! pour cela, mademoiselle, il n'y a rien au

1 Certaines pages des Mémoires de Saint-Simon témoignent que l'accusation de Mme de Maintenon n'est point exagérée.

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