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HÉLOÏSE.

Gardez-vous-en bien; il ne faut point écrire pour écrire, c'est un mauvais caractère; on n'a presque jamais de l'esprit quand on veut en avoir; il faut écrire tout simplement ce qu'on diroit; et si on a de l'esprit, il en paroîtra toujours quelque chose.

MÉLANIE.

Vous prêchez une retenue en tout qui retranche tout plaisir.

ROSALIE.

Je crois que si cette retenue retranche quelque plaisir, elle assure un grand repos; on n'est point inquiet, on ne craint point les confrontations; si on est assez malheureux pour changer d'amis, on n'appréhende point qu'ils confient à d'autres les confidences que nous leur avons faites'; si on parle de cassette trouvée, de lettres qui courent par le monde, on demeure tranquille, sûr de n'essuyer aucune confusion, et recevant même quelquefois des louanges de ce que nous avions écrit en secret.

CLOTILDE.

N'y a-t-il pas bien de l'art dans votre conduite 2, et rien n'est-il plus loin de la simplicité que d'écrire à une amie, dans la vue que ce que nous lui écrivons pourra peut-être, dans dix ans, nous faire honneur?

1 Voir les Lettres sur l'éducation, t. II, p. 74.

2 Oui, il y a bien de l'art dans cette conduite, dans cette retenue en tout qui retranche tout plaisir, dans ce caractère qui ne se dément jamais, et l'on aimerait à voir Mme de Maintenon donner des instructions et des règles de vie où il y aurait moins de calcul, moins de défiance, plus d'abandon, plus d'effusion de cœur.

HÉLOÏSE.

Je ne voudrois pas avoir une vue si éloignée de m'attirer des louanges; mais la simplicité n'est point imprudente, et ne doit pas nous empêcher d'éviter, dans toute notre conduite, ce qui peut nous attirer le blâme avec raison.

MÉLANIE.

Ne disputons plus; Mile Héloïse ne se dément jamais; il vaut mieux profiter des leçons qu'elle nous donne, qui devroient nous avancer la sagesse, que tant d'autres n'acquièrent que par l'expérience.

HÉLOÏSE.

Je ne vous en ai point encore assez dit là-dessus : il n'y a rien de si dangereux que les lettres. Les exemples que je pourrois en citer sont infinis; il y a beaucoup de gens imprudents qui les montrent; il y en a beaucoup de méchants qui veulent nuire; il s'en perd par hasard, le porteur peut être gagné, la poste peut être infidèle, celui à qui vous vous fiez se fie souvent à un autre.

ROSALIE.

Un laquais s'enivre, il peut mourir subitement : j'en ai connu un qui montroit dans les rues les lettres de son maître parce que, étant estropié, il écrivoit de la main gauche; s'il avoit mandé des choses mauvaises, quelle confusion pour lui et pour ceux à qui les lettres s'adressoient!

HÉLOÏSE.

Je ne finirois pas si je vous disois tout ce que je

sais là-dessus, et j'en ignore pourtant encore davantage. Les lettres ont déshonoré des femmes; elles ont coûté la vic à des hommes, elles ont fait des querelles, elles ont découvert des mystères.

• MÉLANIE.

En voilà trop, mademoiselle, pour ne jamais écrire ce que nous ne voudrions pas dire.

CLOTILDE.

Il ne faut donc plus aucun secret dans l'amitié ?

HÉLOÏSE.

Tous les secrets ne sont pas déshonorants, il faut les garder; mais il y en a peu qui à la fin ne se découvrent, et il ne faut pas qu'il nous en coûte notre réputation.

CONVERSATION XLIII.

SUR LES RÉPUGNANCES.

FÉLICITÉ.

On a raison de me dire que ma folie est de vouloir faire entendre raison à tout le monde', car il y a des esprits qui en sont incapables.

LOUISE.

Qui est-ce, mademoiselle, qui peut vous dégoûter de cette chère raison que vous prêchez toujours?

1 C'est une phrase de Mme de Maintenon, qu'elle répétait souvent et qu'on trouve plusieurs fois dans ses Lettres.

FÉLICITÉ.

Je n'en suis point dégoûtée, mais rebutée de parler à des personnes qui ne veulent pas l'entendre.

MATHILDE.

Pourrions-nous savoir qui vous a mis dans l'état

où vous êtes?

FÉLICITÉ.

C'est M1 Élise qui se déchaîne contre Mile Lucie sur un démêlé qu'elle a eu, dans lequel elle a toute la raison de son côté.

AGATHE.

C'est que vous ne savez pas que Mlle Élise ne peut souffrir Mile Lucie, ni approuver rien de tout ce qu'elle dit ni de tout ce qu'elle fait.

FÉLICITÉ.

Juge-t-on des choses par rapport aux personnes, et ne faut-il pas voir la vérité où elle est?

MATHILDE.

fa

Nous ne la voyons guère quand elle n'est pas vorable à ceux que nous aimons, et quand une personne nous déplaît, tout nous déplaît en elle.

FÉLICITÉ.

Pouvez-vous approuver ce que vous dites, mademoiselle? nos amis ne peuvent-ils avoir tort? et est-il impossible que nos ennemis aient raison et ne peuton juger équitablement, indépendamment de ceux qui ont le démêlé ?

LOUISE.

D'où vient cette haine de Me Élise pour Mile Lu

cie?

AGATHE.

Ce n'est point une haine, c'est une répugnance

extrême.

EULALIE.

Quoi! sans aucun sujet?

AGATHE.

Il n'y en a jamais eu, mais la haine ne va guère plus loin que cette répugnance.

EULALIE.

Il n'y a point d'effort qu'il ne faille se faire pour vaincre un sentiment si injuste et même si cruel. Quoi! vous prenez une aversion sans savoir pourquoi, sans que cette personne ait rien dit ni rien fait pour vous déplaire?

MATHILDE.

Son intention n'est pas de me déplaire, mais elle me déplait dans tout ce qu'elle dit, et tout ce qu'elle fait me choque.

EULALIE.

Cette conduite est bien opposée à la bonté et à la raison, qui doivent nous régler en tout.

LOUISE.

Nous ne pouvons plus juger de rien, nous ne voyons plus les choses comme elles sont, et tout ce que nous disons et pensons est fondé sur l'aveuglement et sur l'injustice.

AGATHE.

Il me paroît très-naturel d'avoir de l'inclination pour une personne et de l'aversion pour l'autre, dès la première fois qu'on les voit.

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