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LOUISE.

Ces exemples iroient à l'infini; et il faut des égards même pour ses domestiques.

HORTENSE.

Ah! pour ceux-là, ils m'en doivent; mais je ne leur en dois point.

LOUISE.

Vous seriez insupportable à servir si vous n'en aviez point; il faut manger quand votre dîner est prêt; il faut les épargner le plus qu'on peut, quoiqu'on eut tout pouvoir sur eux.

HORTENSE.

Jamais il ne me passeroit par l'esprit que je dois ménager mon laquais.

LOUISE.

Quoi! vous l'enverriez d'un bout de la ville à l'autre sans lui marquer tout ce qu'il faut qu'il fasse dans un quartier avant d'aller dans un autre?

ODILLE.

Une personne raisonnable a des égards pour ses chevaux.

LOUISE.

Oui certainement, et il est bien honteux qu'en tout l'intérêt soit préféré à la charité; pardonnezmoi ce terme, mademoiselle Hortense.

HORTENSE.

Il faut donc nous séparer sans avoir trouvé le moyen de vivre sans contrainte.

LOUISE.

Vous le chercheriez inutilement. Nous avons tous

des défauts, des humeurs; il faut se ménager tour à

tour pour vivre en paix, et les plus aimables sont ceux qui ont beaucoup d'égards pour les autres, et qui en demandent peu pour eux. ·

CONVERSATION XXIX.

SUR LES DIFFÉRENTS ÉTATS',

LUCILE.

J'entends dire souvent que tous les états sont confondus; je ne comprends pas bien clairement ce qu'on veut dire.

CONSTANCE.

Je vous l'expliquerai avec plaisir, car personne n'est plus choquée que moi de ce renversement.

LUCILE.

Je vous serai bien obligée.

CONSTANCE.

Quand on dit que les états sont confondus, on a grande raison, car effectivement on ne voit personne à sa place; chacun veut être aussi grand que l'autre le gentilhomme égal au seigneur; le seigneur veut être prince; le prince veut être aussi

1 Cette Conversation renferme des traits importants pour l'étude des mœurs de l'époque. Dans l'édition de 1757, elle est singulièrement mutilée, surtout dans la partie relative à la noblesse, et toute la fin a été retranchée.

grand prince que ceux qui sont au-dessus de lui, et ainsi de suite.

EUGÉNIE.

Mais, en effet, pourquoi ces différences? Et quand on est né gentilhomme, pourquoi céder à un autre qui se croit de meilleure maison parce qu'il a plus de bien ou quelque charge que l'autre n'a pas?

CONSTANCE.

On ne cède pas sur l'opinion, mais sur la vérité, et il y a même une notoriété publique à laquelle il faut déférer.

ALPHONSINE.

Je ne sais ce que c'est que notoriété publique.

LUCILE.

Je crois que c'est ce que tout le monde croit et dit, et qui passe pour vrai quoiqu'il n'y en ait pas de preuve.

PLACIDE.

Mais enfin, mademoiselle, démêlez-nous ce que c'est que ces états confondus, et qu'il faudroit qu'ils fussent réglés.

CONSTANCE.

Il est certain que Dieu a mis les hommes en des états différents, et que, s'ils étoient sages, ils s'y tiendroient, car il n'y en a point qui ne soit honnète1.

LUCILE.

Trouvez-vous la condition d'un paysan fort hono

rable?

1 Voir page 346.

CONSTANCE.

Elle l'est très-fort, on ne sauroit s'en passer. De quoi vivrions-nous, si personne ne cultivoit la terre et ne recueilloit du blé?

LUCILE.

Je conviens qu'elle est nécessaire, mais elle est basse.

EUGÉNIE.

Il faut bien que tout se fasse', et, dans cet état comme dans tous les autres, c'est le mérite qui distingue.

PLACIDE.

Quel mérite peut avoir un paysan que celui de bien travailler?

CONSTANCE.

Le même que dans tous les autres emplois, qui est de vivre en homme de bien et d'honneur; il n'y a guère de village où il n'y ait quelque paysan dont la probité est connue et dans lequel tous les autres se confient; ils ont du bon sens et de l'esprit.

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Je serois bien honteuse si on me voyoit parler à un paysan.

1 On doit remarquer que Mme de Maintenon ne relève pas le mot: condition basse.

ALPHONSINE.

Ces idées-là sont d'un enfant qui n'a jamais rien vu. Le Roi leur parleroit volontiers, et je suis assurée qu'il le fait en bien des occasions.

LUCILE.

Croyez-vous qu'ils fussent bien propres à notre conversation?

CONSTANCE.

Non; il faut leur parler de ce qui leur convient, de leurs affaires, de leurs familles, des biens de la terre, et vous les trouverez en tout cela éclairés, habiles et de très-bon sens'.

LUCILE.

Marquez-nous donc les degrés de toutes les con

ditions.

CONSTANCE.

Les artisans des gros lieux, c'est-à-dire des bourgs et des villes, qui sont des états encore nécessaires et honorables, et dans lesquels on trouve ce bon sens dont je viens de parler; vous avez ensuite les marchands, qui sont utiles au public et au commerce : c'est ce qui s'appelle les bourgeois, les échevins, les

1 Ce jugement de Mme de Maintenon sur les paysans est trèsremarquable, surtout quand on le compare à celui de La Bruyère: L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes; ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines, etc.

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