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EUPHROSINE.

Ne trouvez-vous pas cette réponse trop hardie?

HORTENSE.

Si quelque chose peut nous égaler à ceux qui sont au-dessus de nous, c'est d'avoir plus de courage qu'eux.

CONVERSATION XXIV.

SUR LA CONTRAINTE INÉVITABLE DE
TOUS LES ÉTATS.

UNE VIEILLE DAME.

Par quelle aventure vois-je quatre demoiselles de Saint-Cyr à la fois? et est-il possible que je doive ce plaisir au hasard tout seul?

ÉMILIE.

Non, madame; il faut vous avouer que c'est une partie faite entre nous, et que, ayant eu plus d'une dispute ensemble, nous sommes demeurées d'accord de vous prendre pour juge.

LA DAME.

Je suis prête à tout ce que vous pouvez désirer de moi, et je serai toujours ravie de me voir avec vous. ÉMILIE.

Nos disputes roulent sur la contrainte on nous en a beaucoup parlé à Saint-Cyr, Mile Euphrosine

croit que c'est avec raison; Mile Dorothée prétend que des religieuses ne connoissent en effet que la contrainte, et je conviens qu'elles peuvent ignorer ce qui se passe dans le monde, où l'on est peut-être moins contraint qu'elles ne pensent.

EUPHROSINE.

Si la vie étoit telle qu'on nous la dépeignoit à Saint-Cyr, elle seroit peu aimable.

DOROTHÉE.

Il est vrai, car il n'y a de plaisir que dans la liberté.

EUPHROSINE,

J'avoue que nos maîtresses me persuadoient souvent, et que le peu de temps qu'il y a que je suis dans le monde me fait craindre qu'elles ne nous aient dit vrai.

ÉMILIE.

Seroit-il possible qu'il n'y eût pas un état sans contrainte ?

LA DAME.

C'est ce qu'il faut chercher, et commencer par vos propres expériences.

DOROTHÉE.

Il y a si peu que j'en suis sortie, que je ne me compte pour rien, et que j'ai souffert dans l'espérance que j'ai qu'un autre état me mettra en liberté.

ÉMILIE.

Je croyois que vous en aviez assez on dit que madame votre mère est la douceur même, et que vous êtes plus maîtresse chez elle qu'elle-même.

DOROTHÉE.

Il est vrai; mais elle est malsaine et dévote; je ne puis sortir sans elle, et il n'y a nul plaisir chez

nous.

EUPHROSINE.

Je suis retirée pour trois mois auprès d'une dame, qui doit me rendre à mon père; je m'y ennuie à la mort; cependant je veux la contenter, et ce dessein me jette dans une contrainte qui ne seroit pas supportable à la longue.

ÉMILIE.

Je vais me marier, et j'espère après cela me dédommager de tout ce que je souffre chez une grand' mère qui me fait passer mes journées avec celui que je dois épouser, en me disant continuellement de bien prendre garde à tout ce que je ferai ou je dirai, de sorte que je suis toujours sur les épines.

FLORIDE.

Ma mauvaise fortune me réduit à servir, et je suis avec de très-honnêtes gens qui ont mille bontés pour moi; mais je n'en pouvois trouver de plus opposés à mes inclinations. Je ne crois point pouvoir y demeurer.

LA DAME.

Quel besoin avez-vous de moi, si vos expériences vous font déjà voir qu'il n'y a nul état sans contrainte?

DOROTHÉE.

Tous nos états, madame, ne sont qu'en atten

dant; quand je serai établie, je serai chez moi, et je ferai ce qui me plaira.

LA DAME.

Vous aurez, mademoiselle, votre mari à ménager, et alors vous aurez un maître.

DOROTHÉE.

Ce maître m'aimera, et ne songera qu'à me rendre heureuse.

LA DAME.

Vous lui déplairez peut-être, peut-être qu'il vous déplaira; il est presque impossible que vos goûts soient pareils : il peut être d'humeur à vous ruiner, il peut être avare à vous tout refuser; je serois ennuyeuse, si je vous disois ce que c'est que le mariage.

EUPHROSINE.

Mon père m'aime, et je ferai chez lui tout ce que je voudrai.

LA DAME.

Vous ferez ce qu'il voudra, qui pourra être trèscontraire à votre projet.

ÉMILIE.

Celui qu'on me destine est pauvre, mais honnête homme.

LA DAME.

Vous l'aimerez si cela est, et souffrirez avec lui et pour lui; la pauvreté augmentera par les enfants, et Dieu veuille que la nécessité, qui aigrit l'esprit, ne trouble pas votre union; tout cela attire de grandes contraintes.

DOROTHÉE.

Est-il possible, madame, qu'il n'y ait personne qui agisse en liberté, et qui fasse sa volonté?

LA DAME:

On la fait quelquefois, mais cela est rare et de peu de durée.

EUPHROSINE.

Quelle contrainte souffre une veuve riche et sans enfants?

LA DAME.

Toutes celles de la raison, de la coutume et des bienséances.

DOROTHÉE.

La raison n'empêche point qu'on se divertisse.

LA DAME.

Non, mais il faut que ce soit avec modération pour le temps, avec choix pour les personnes, rarement si on veut conserver sa réputation.

EUPHROSINE.

Peut-on perdre sa réputation sans faire de mal?

LA DAME.

Une femme n'en auroit pas une bonne, si on la voyoit continuellement dans les plaisirs.

DOROTHÉE.

Et que diroit-on d'elle?

LA DAME.

Qu'elle est trop dissipée, et qu'une honnête femme doit demeurer chez elle.

ÉMILIE.

Pourquoi demeurer chez elle, si elle ne fait rien de mal quand elle sort?

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