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CONVERSATION XIV.

SUR LES VERTUS CARDINALES'.

VICTOIRE.

Pour entrer dans le dessein que l'on a de nous rendre capables de conversations raisonnables, j'ai pensé que nous devions prendre aujourd'hui les vertus cardinales pour sujet de la nôtre, et dire sur chacune ce qui nous viendra dans l'esprit.

PAULINE.

Voilà qui est fait, je prends la Justice.

VICTOIRE.

Et moi la Force.

EUPHRASIE.

Et moi la Prudence.

AUGUSTINE.

Vous ne me laissez pas à choisir; mais je suis contente de mon partage, et ravie d'être la Tempérance 2.

1 « Ce dialogue, dit. Walkenaer, est le plus ingénieux et le plus piquant de tous ceux que Mme de Maintenon a composés pour ses élèves de Saint-Cyr, et qui nous donne l'idée la plus nette de son caractère; elle a su y donner à une vérité incontestable l'apparence d'un paradoxe.» (Mémoires sur Mme de Sévigné, t. V, p. 439.)

2 Tout le secret de la vie de Mme de Maintenon est dans cette vertu qu'elle possédait si complétement, la tempérance, laquelle n'est autre que la raison si bien définie par elle dans

LA JUSTICE.

Je ne crois pas qu'aucune de vous prétende s'égaler à moi. Rien n'est si beau que la Justice: elle a toujours la Vérité auprès d'elle; elle juge sans prévention; elle met tout dans son rang; elle sait condamner son ami, et donneroit le droit à son ennemi; elle se condamne elle-même; elle n'estime que ce qui est estimable.

LA FORCE.

Tout cela est vrai; mais vous avez besoin de moi, et vous vous lasseriez si je ne vous soutenois.

LA JUSTICE.

Pourquoi me lasserois-je ?

LA FORCE.

Parce que votre personnage est triste, que vous déplaisez souvent, et qu'on ne vous aime guère, qu'on vous craint, et qu'il faut un grand mérite pour s'accommoder de vous.

LA PRUDENCE.

C'est à moi à régler ses démarches, à l'empêcher de se précipiter, à lui faire prendre son temps, et vous gâteriez tout l'une et l'autre sans moi.

LA JUSTICE.

Est-ce qu'il ne faut pas être toujours juste ?

LA PRUDENCE.

Oui, mais il ne faut pas toujours être sur son tribunal à rendre justice; il faut mettre tout à sa place.

la Conversation VIII. Nous avons vu d'ailleurs plus haut comment elle en louait les dépendances, c'est-à-dire la discrétion, le bon esprit, etc.

LA FORCE.

Vous pouvez en effet rendre quelques services à la Justice, mais les miens vous sont nécessaires; vous êtes plus propre à la retenir qu'à la faire agir, si je ne vous donne à toutes deux mon secours.

LA JUSTICE.

Je ne vous comprends point: quoi! j'ai besoin de votre secours pour voir que mon ami à tort et mon ennemi raison!

LA FORCE.

Non, vous le voyez par vous-même; mais vous avez besoin de moi pour oser le dire, car votre amitié vous fait trouver de la peine à fâcher votre ami.

LA JUSTICE.

Il me suffit qu'une chose soit juste pour la soutenir.

LA FORCE.

Oui, si je suis avec vous; mais c'est que vous ne me voulez pas voir, vous donnez à la Justice ce qui est à la Force, et vous voilà injuste.

LA TEMPÉRANCE.

Je vous admire, mesdemoiselles, de croire que vous pouvez vous passer de moi, et que je vous suis nuisible parce que je ne m'empresse pas de parler.

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LA TEMPÉRANCE.

Je vous empêcherai de pousser tout le monde à bout.

LA JUSTICE.

Quel service me rendrez-vous?

LA TEMPÉRANCE.

Je modérerai votre justice souvent amère et désagréable.

LA PRUDENCE.

Je ne pense pas que vous prétendiez rien sur moi.

LA TEMPÉRANCE.

Je m'opposerai à vos incertitudes, à votre timidité qui va souvent trop loin.

LA FORCE.

A vous entendre, vous l'emporteriez donc sur nous toutes?

LA TEMPÉRANCE.

Sans doute, vous penchez toutes aux extrémités si je ne vous modère; c'est moi qui mets des bornes à tout, qui prends ce milieu si nécessaire et si difficile à trouver, et qui m'oppose à tous les excès.

LA PRUDENCE.

Je vous avois toujours regardée comme opposée à la gourmandise, et rien de plus.

LA TEMPÉRANCE.

C'est que vous ne me connoissez pas'; je détruis en effet la gourmandise et le luxe, je ne souffre aucun emportement; non-seulement je m'oppose à tout mal, mais il faut que je règle le bien; sans moi la Justice seroit insupportable à la foiblesse des hommes, la Force les mettroit au désespoir, la Pru

dence empêcheroit souvent de prendre des partis qu'il faut prendre, et perdroit son temps à tout peser. Mais avec moi la Justice devient capable de ménagement, la Force s'adoucit, la Prudence donne des conseils, sans trop affoiblir, elle ne va ni trop vite ni trop lentement, et en un mot je suis le remède à toutes les extrémités.

LA JUSTICE.

Je suis surprise de ce que j'entends; ne conviendrez-vous point que la sagesse se peut passer de

vous?

LA TEMPÉRANCE.

Vous répondriez vous-même à cette question, car vous n'ignorez pas qu'il faut être sobre dans la sagesse'. Ne cherchez pas davantage, mademoiselle, on ne peut rien faire de bon sans moi.

LA PRUDENCE.

Au moins ferons-nous notre salut sans vous?
LA TEMPÉRANCE.

Difficilement; j'ai à tempérer le zèle trop actif, amer et indiscret; il faut que je fasse prendre une conduite qui évite les extrémités, que je modère l'inclination à donner, et l'inclination à garder, que je règle le temps de la prière, les austérités, le recueillement, le silence, les bonnes œuvres, que j'abrége une exhortation, que je raccourcisse une consultation, un examen, enfin j'ai à modérer jusqu'aux désirs de la ferveur2.

1 Voir plus haut, p. 186. 2 Voir plus haut, p. 223.

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