Page images
PDF
EPUB

et, comme nous ne les tenons pas de nous, nous ne devons pas nous en glorifier.

DOROTHÉE.

Je vous demande encore un mot sur la mauvaise gloire, que vous ne nous faites pas si bien comprendre que la bonne

IRÈNE.

La mauvaise gloire est une vanité de ce que nous sommes ou de ce que nous croyons être, de notre naissance, de nos talents, qui méprise les autres, qui occupe de soi-même, qui fait parler à son avantage, qui dispute pour passer la première à une porte et pour prendre la meilleure place, qui nous fait désirer d'être bien vêtues, qui nous rend honteuses quand on nous voit dans la misère, qui fait faire des efforts pour la cacher, et qui par là fait tomber dans bien des inconvénients et des ridicules.

EUPHRASIE.

Voudriez-vous qu'on se mit au-dessous d'une personne moins que soi, et qu'on la laissât passer la première ?

IRÈNE.

Je le souffrirois sans peine.

DOROTHÉE.

Cela est difficile à une personne qui a du courage.

IRÈNE.

Nous avons déjà dit que le courage met aisément au-dessus de ces choses-là, et que ce n'est pas en quoi il consiste.

EUPHRASIE.

Mais voulez-vous qu'on vive avec des misérables comme avec ceux qui sont au-dessus de nous?

IRÈNE.

Je veux qu'on respecte ceux qui, par leur naissance ou par leur fortune, ou par leur charge ou par leur âge, sont au-dessus de nous; qu'on vive avec de grands égards avec ses égaux, et une grande bonté et honnêteté avec ceux qui sont au-dessous. DOROTHÉE.

Quoi! je songerois à être honnête avec les paysans de mon village ou avec mes domestiques !

IRÈNE.

Oui, sans doute; on dit bonjour à un paysan, on lui demande de ses nouvelles, on l'écoute avec patience, on lui rend raison de ce qu'il demande, et on traite à peu près de même son domestique.

EUPHRASIE.

Avec qui voulez-vous donc qu'on tienne son rang? IRÈNE.

Nous n'en avons aucun à soutenir : notre mauvaise fortune et notre jeunesse nous mettent audessous de tout le monde.

DOROTHÉE.

En est-on moins pour être jeune?

:

IRÈNE.

Non mais on doit du respect aux personnes d'un àge avancé. Le partage de la jeunesse est d'obéir et de céder; nous ne serons aimées que par notre douceur, par nos services, par notre complaisance,

et jamais on ne comptera notre naissance que lorsque nous paraîtrons l'avoir oubliée.

CONVERSATION VIII.

SUR LA RAISON',

ADÉLAÏDE.

Si j'osois me mettre de la partie, je dirois que le hasard assemble aujourd'hui une très-bonne compagnie.

ANASTASIE.

Je dirois volontiers la même chose.

MARCELLE.

Pour moi, je suis fort aise d'y être; car si je ne le mérite pas par moi-même, je ne m'en sens pas indigne par le goût que j'ai pour les personnes raisonnables.

ÉLÉONORE.

Qu'elles sont rares! il me semble qu'on trouve plus aisément de l'esprit que de la raison.

EUPHROSINE.

Je le crois comme vous.

1 Cette Conversation, l'une des plus remarquables par la netteté des définitions et même la hardiesse de la pensée, renferme plusieurs traits qui sont facilement applicables au caractère et à la vie de Mme de Maintenon.

ODILLE.

Je crois l'esprit plus agréable que la raison.

ADÉLAÏDE.

L'esprit peut divertir en passant', et la raison nous déplaire quand elle nous contrarie; mais, pour vivre ensemble, la raison est préférable à l'esprit.

ÉLÉONORE,

Comment peut-on aimer ce qui nous contrarie?

ADÉLAÏDE.

C'est que ce qui nous contrarie dans une occasion, nous l'approuvons dans une autre, et que rien n'est plus agréable que l'approbation d'une personne raisonnable.

ODILLE.

La raison a quelque chose de bien sérieux et d'opposé aux plaisirs.

MARCELLE.

N'est-ce point qu'on la confond avec la sévérité?

ADÉLAÏDE.

Oui, c'est cela même, on s'en fait une idée triste, et rien n'est plus aimable que la raison,

EUPHROSINE.

Ne trouvez-vous point que les personnes qui raisonnent continuellement sont ennuyeuses?

ADÉLAÏDE.

Si elles raisonnent continuellement, elles ne sont pas raisonnables, car il ne faut pas toujours rai

sonner.

ÉLÉONORE.

Pourquoi? Et qu'est-ce qu'elles peuvent mettre. de meilleur dans le commerce'?

ADÉLAÏDE.

De la complaisance, de la joie, du badinage, du silence, de la condescendance, de l'attention aux

autres.

MARCELLE.

Vous donnez une agréable idée de la raison avec de tels accompagnements.

ADÉLAÏDE.

Je ne crois pas la raison toujours hérissée, sévère, critique, elle met tout à sa place, elle veut que les enfants jouent, que la jeunesse se divertisse innocemment, que la vieillesse cherche des relâche

ments.

ANASTASIE.

Vous en prouvez fort bien l'agrément; faitesnous-en voir de même la solidité.

ADÉLAÏDE.

Elle s'accommode de tout; elle compatit aux foiblesses des autres, elle diminue les siennes; elle console dans les afflictions, elle les avoit prévues; elle modère dans les plaisirs; elle jouit de la société, elle s'en passe; elle goûte la santé, elle ne s'accable pas dans les maladies; elle fait un bon usage de la fortune, elle soutient la pauvreté; elle est en paix, elle la porte partout, autant qu'il lui est possible;

1 C'est-à-dire dans la société.

« PreviousContinue »