Page images
PDF
EPUB

pour elles non plus que de plaisir. » La maîtresse ajouta : « Ce n'est pas tant des grands plaisirs qu'elles désirent qu'un certain épanchement de cœur, une liberté de dire à ses amies ce qu'on pense, et une société douce et aimable. Et où trouveront-elles de ces sortes d'amies? dit Madame. Croient-elles avoir à choisir entre cinquante ou soixante personnes, comme ici? Non, mes enfants, on ne choisit point la société dans le monde, et on en change même souvent. Qui auroit dit, par exemple, il y a dix ans, que je quitterois mes anciennes amies et que je me verrois privée de leur société? que Mme la duchesse de Bourgogne, passant des journées dans ma chambre, m'associeroit toutes les dames du palais? que Mme la comtesse d'Estrées et moi irions de pair, que je l'aurois presque toujours à mes côtés? je la respecte fort, mais vous m'avouerez qu'elle ne me convient guère. Je la nomme plutôt que d'autres à cause de sa grande jeunesse. Pour cet épanchement de cœur que vous vous promettez, je ne sais avec qui vous pourrez l'avoir : c'est tout au plus si vous trouverez une sœur qui pense comme vous et à qui vous puissiez parler en confidence; encore serace beaucoup, et pour une personne qui vous aimera, vous en aurez cent autres qui vous feront de la peine. Vous trouverez peut-être un beau-père et une belle-mère qui ne vous pourront supporter et avec qui pourtant il faudra vivre. Je crois que vous

1 Demoiselle de la maison de Noailles, qui venait d'être mariée au comte d'Estrées, lequel devint maréchal de France; elle fut nommée dame du palais.

ne voudriez pas avoir cet épanchement avec votre servante, et où trouverez-vous d'autres gens dans votre campagne? D'ailleurs quand il y en auroit à qui vous pourriez vous confier, il faudroit l'éviter par principe de christianisme, parce que c'est toujours une occasion d'offenser Dieu. Je me souviens d'avoir éprouvé cela avec Mme de Monchevreuil ' que j'aimois fort. Un jour que nous parlions ensemble et que nous raillions d'une personne sur une chose qu'elle avoit faite c'étoit une bagatelle; je ne pus m'empêcher de lui dire avec la liberté que me donnoit notre amitié : « Vous êtes pour moi, madame, la personne du monde la plus dangereuse, parce que je vous dis tout ce que je pense et qu'il se trouve souvent que ce sont des choses contre la charité. » Quand on est en compagnie, la prudence fait qu'on se rend attentif à ses paroles et qu'on ne se fie pas à tout le monde; mais en particulier on ne garde aucune mesure. Ces réflexions vous paroissent peut-être bien sérieuses et vous semblent convenir à mon âge; cependant je les trouvai l'autre jour en Mme la duchesse de Bourgogne, qui est toute jeune. Vous savez qu'elle m'appelle sa tante 2. Elle me dit : « Ma tante, quand je suis avec mes dames, je pense à ce que je dirai pour ne point faire de fautes, et ordinairement j'en fais peu ; mais il y a quelques jours qu'il m'en resta deux que j'aime beaucoup; nous parlions

1 Amie de Mme de Maintenon dès sa jeunesse, et qui le fut jusqu'à sa mort.

2 « Pour confondre joliment, dit Saint-Simon, le rang et l'amitié. »

fort librement et je me surpris à dire des choses contre la charité. » Je lui répondis que j'étois ravie de trouver en elle ces réflexions, et je ne doute pas que Dieu ne fasse quelque chose de grand de cette princesse qui, à son âge, a la conscience si tendre et une piété si solide. Les gens du monde ne savent ce que c'est que la charité; ils ne connoissent qu'une calomnie ou une grosse médisance. Cependant il n'y a rien de si aisé à blesser que la charité et rien par conséquent sur quoi il faille faire tant d'attention. >>

Madame demeura quelque temps sans rien dire, et regardant une maîtresse qui étoit novice et prête à faire profession, elle nous dit : « N'avez-vous pas bien envie de tenir le drap mortuaire de ma sœur de...? » Nous lui répondîmes que nous l'avions toutes retenu et que nous le désirions fort. « Je le désire fort aussi, dit Madame, et je crois que vous chanterez bien volontiers le De Profundis. » Nous répondîmes que nous chanterions encore mieux le Te Deum. Madame reprit : « Il paroîtroit en effet plus convenable en cette occasion; mais pourquoi un De Profundis en cette cérémonie? » Une de nous répondit que c'étoit pour marquer que par la profession on meurt au monde. « Vous avez raison, dit Madame; la profession est une mort, mais une bonne mort qui dispose à celle qui doit conduire à l'éternité. » La novice dit : « Madame, si tout le monde en connoissoit les avantages, il y auroit bien plus de gens qui s'engageroient dans la religion, car c'est une mort bien douce, par laquelle on jouit

d'une heureuse vie. » Une autre maîtresse dit : « Madame, ce qui fait qu'il y a si peu de vocation parmi les demoiselles, c'est qu'elles ont une fausse idée de la religion '; elles s'imaginent qu'on y trouve plus d'occasions de péchés que dans le monde. Il faut, reprit Madame, qu'elles soient dans une grande erreur. Les occasions qu'on a dans le monde sont plus fréquentes, plus considérables et conduisent à de très-grands crimes. » La maîtresse continuant, dit: << Elles croient que les moindres fautes sont des péchés pour les religieuses et qu'elles pourront faire mille choses dans le monde qui seroient pour elles des péchés en religion.—C'est justement, reprit Madame, parler en filles qui n'y veulent jamais entrer. Nous serions bien à plaindre si les hommes pouvoient faire des règles qui obligeassent sous peine de péché. Eh! ne le fait-on pas déjà assez! »

La maîtresse dit : « Si je ne craignois de vous incommoder, Madame, je vous ferois encore une question c'est sur la perfection où doit tendre une chrétienne dans le monde. » Madame, s'adressant à une demoiselle, lui demanda : « Qu'est-ce que NotreSeigneur dit sur cela dans l'Évangile ? » Elle répondit qu'il nous marque d'être parfaits comme le Père céleste est parfait. «A qui dit-il cela? reprit Madame. Aux Apôtres, dit la demoiselle, et en leur personne à tous les chrétiens. Vous voyez bien, mes chers enfants, dit Madame, que ce n'est pas aux religieuses seules que ces paroles sont adressées

1. De la vie religieuse.

et de qui il demande cette perfection. Dieu ne demande point, mes chers enfants, que tout le monde soit dans la religion qui est l'état le plus parfait; il veut qu'il y ait des gens mariés, d'autres point du tout engagés, mais il veut cependant que chacun soit parfait dans l'état qu'il a embrassé. » Une maîtresse dit à Madame : « Elles disent qu'elles ne voudroient pas faire de grands maux, mais qu'elles ne regarderoient pas de si près aux petites choses.-Voilà, dit Madame, ce que je ne comprends point: il faut n'avoir nulle envie de faire son salut et être tout à fait privé d'amour de Dieu pour être dans ces sentiments; c'est comme si on disoit : je ferai tout le mal que je pourrai faire sans cependant me damner. Si deux d'entre vous étoient grandes amies et que l'une des deux fit son possible pour désobliger et faire de la peine à l'autre, sans cependant aller jusqu'à se brouiller et rompre entièrement avec elle, mais qu'elle n'oubliât rien pour lui causer des chagrins; que diriez-vous de cette amitié? La trouveriezvous bien véritable? » Nous répondîmes que non. La maîtresse dit : « Elles prétendent que c'est assez d'éviter le mal sans faire le bien. - Est-il possible, reprit Madame, que des filles aussi bien instruites que vous l'êtes, puissiez être dans ces sentiments? Ne savez-vous pas qu'il y a deux parties à la justice chrétienne : l'une de fuir le mal et l'autre de faire le bien, et que la seconde partie est aussi absolument nécessaire que la première? Quand on aime Dieu, comme tout chrétien y est obligé, on ne se contente pas de fuir ce qui est défendu, mais on embrasse

« PreviousContinue »