Ce qui eft certain, c'eft que, dans ce défaut, les Français ont réuffi plus que toutes les autres nations anciennes et modernes mifes enfemble. L'amour paraît fur nos théâtres avec des bienséances, une délicatesse, une vérité qu'on ne trouve point ailleurs. C'est que de toutes les nations, la française eft celle qui a le plus connu la fociété. Le commerce continuel, fi vif et fi poli des deux fexes, a introduit en France une politeffe affez ignorée ailleurs. La fociété dépend des femmes. Tous les peuples qui ont le malheur de les enfermer font infociables. Et des mœurs encore auftères parmi vous, des querelles politiques, des guerres de religion, qui vous avaient rendus farouches, vous ôtèrent, jusqu'au temps de Charles II, la douceur de la fociété, au milieu même de la liberté. Les poëtes ne devaient donc favoir, ni dans aucun pays, ni même chez les Anglais, la manière dont les honnêtes gens traitent l'amour. La bonne comédie fut ignorée jufqu'à Molière, comme l'art d'exprimer fur le théâtre des fentimens vrais et délicats fut ignoré jufqu'à Racine; parce que la fociété ne fut, pour ainfi dire, dans fa perfection que de leur temps. Un poëte, du fond de fon cabinet, ne peut peindre des mœurs qu'il n'a point vues; il aura plutôt fait cent odes et cent épîtres, qu'une fcène où il faut faire parler la nature. Votre Dryden, qui d'ailleurs était un très-grand génie, mettait dans la bouche de fes héros amoureux, ou des hyperboles de rhétorique, ou des indécences, deux chofes également oppofées à la tendreffe. Si M. Racine fait dire à Titus : "Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois, "Et crois toujours la voir pour la première fois. votre Dryden fait dire à Antoine : ,, Ciel! comme j'aimai! Témoins les jours et les nuits qui fuivaient en danfant fous vos pieds. Ma feule affaire était de vous parler de ma , paffion, un jour venait et ne voyait rien qu'amour; " un autre venait, et c'était de l'amour encore. "Les foleils étaient las de nous regarder, et moi " je n'étais point las d'aimer. Il eft bien difficile d'imaginer qu'Antoine ait en effet tenu de pareils difcours à Cléopâtre. Dans la même pièce, Cléopâtre parle ainfi à Antoine : ,, Venez à moi, venez dans mes bras, mon cher " foldat; j'ai été trop long-temps privée de vos careffes. Mais quand je vous embrafferai, quand " vous ferez tout à moi, je vous punirai de vos ,, cruautés, en laissant fur vos lèvres l'impreffion de , mes ardens baisers.,, Il est très-vraisemblable que Cléopâtre parlait fouvent dans ce goût, mais ce n'eft point cette indécence qu'il faut repréfenter devant une audience refpectable. Quelques-uns de vos compatriotes ont beau dire: c'eft la pure nature. On doit leur répondre que c'est précisément cette nature qu'il faut voiler avec foin. Ce n'eft pas même connaître le cœur humain, de penfer qu'on doit plaire davantage en préfentant ces images licencieuses; au contraire, c'eft fermer l'entrée de l'ame aux vrais plaifirs. Si tout eft d'abord à découvert, on est rassasié; il ne reste plus rien à chercher, rien à défirer, et on arrive tout d'un coup à la langueur en croyant courir à la volupté. Voilà pourquoi la bonne compagnie a des plaifirs que les gens groffiers ne connaiffent pas. Les fpectateurs, en ce cas, font comme les amans qu'une jouiffance trop prompte dégoûte: ce n'eft qu'à travers cent nuages qu'on doit entrevoir ces idées qui feraient rougir, préfentées de trop près. C'eft ce voile qui fait le charme des honnêtes gens; il n'y a point pour eux de plaifir fans bienséance. Les Français ont connu cette règle plus tôt que les autres peuples, non parce qu'ils font fans génie et fans hardieffe, comme le dit ridiculement l'inégal et impétueux Dryden, mais parce que, depuis la régence d'Anne d'Autriche, ils ont été le peuple le plus fociable et le plus poli de la terre; et cette politeffe n'est point une chofe arbitraire, comme ce qu'on appelle civilité; c'eft une loi de la nature qu'ils ont heureufement cultivée plus que les autres peuples. Le traducteur de Zaïre a refpecté prefque par-tout ces bienséances théâtrales, qui vous doivent être communes comme à nous; mais il y a quelques endroits où il s'eft livré encore à d'anciens ufages. Par exemple, lorfque dans la pièce anglaise Orofmane vient annoncer à Zaïre qu'il croit ne la plus aimer, Zaïre lui répond en fe roulant par terre. Le fultan n'eft point ému de la voir dans cette posture ridicule et de défefpoir, et le moment d'après il eft tout étonné que Zaïre pleure. Il lui dit cet hémiftiche: Zaïre, vous pleurez ! Il aurait dû lui dire auparavant : Zaïre, vous vous roulez par terre! Auffi ces trois mots, Zaïre, vous pleurez, qui font un grand effet fur notre théâtre, n'en ont fait aucun fur le vôtre, parce qu'ils étaient déplacés. Ces expreffions familières et naïves tirent toute leur force de la feule manière dont elles font amenées. Seigneur, vous changez de vifage, n'eft rien par foi-même; mais le moment où ces paroles fi fimples font prononcées dans Mithridate, fait frémir. Ne dire que ce qu'il faut, et de la manière dont il le faut, eft, ce me femble, un mérite dont les Français, fi vous m'en exceptez, ont plus approché que les écrivains dans les autres pays. C'est, je crois, fur cet art que notre nation doit en être crue. Vous nous apprenez des chofes plus grandes et plus utiles: il ferait honteux à nous de ne le pas avouer. Les Français qui ont écrit contre les découvertes du chevalier Newton fur la lumière, en rougiffent; ceux qui combattent la gravitation en rougiront bientôt. Vous devez vous foumettre aux règles de notre théâtre, comme nous devons embraffer votre philofophie. Nous avons fait d'auffi bonnes expériences fur le cœur humain, que vous fur la phyfique. L'art de plaire femble l'art des Français, et l'art de penser paraît le vôtre. Heureux, Monfieur, qui comme vous les réunit ! &c. A MONSIEUR DE LA ROQUE, Sur la tragédie de Zaïre, 1732. QUOIQUE UOIQUE pour l'ordinaire vous vouliez bien prendre la peine, Monfieur, de faire les extraits des pièces nouvelles, cependant vous me privez de cet avantage, et vous voulez que ce foit moi qui parle de Zaïre. Il me femble que je vois M. le Normand ou M. Cochin, réduire un de leurs cliens à plaider fa cause. L'entreprise eft dangereuse, mais je vais mériter au moins la confiance que vous avez en moi, par la fincérité avec laquelle je m'expliquerai. Zaïre eft la première pièce de théâtre dans laquelle j'aye ofé m'abandonner à toute la fenfibilitė de mon cœur; c'eft la feule tragédie tendre que j'aye faite. Je croyais, dans l'âge même des paffions les plus vives, que l'amour n'était point fait pour le théâtre tragique. Je ne regardais cette faibleffe que comme un défaut charmant qui aviliffait l'art des Sophocle. Les connaiffeurs qui fe plaifent plus à la douceur élégante de Racine qu'à la force de Corneille, me paraissent reffembler aux curieux qui préfèrent les nudités du Corrège au chafte et noble pinceau de Raphaël. Le public qui fréquente les spectacles, eft aujourd'hui plus que jamais dans le goût du Corrège. Il faut de la tendreffe & du fentiment; c'eft même ce que les acteurs jouent le mieux. Vous trouverez vingt comédiens qui plairont dans les rôles d'Andronic et |