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HARVARD UNIV SITY 24

MAY 27 1966

62437

FABLE S

CHOISIES,

MISES EN VERS

PAR M. DE LA FONTAINE.

LIVRE HUITIEME.

FABLE

PREMIERE.

La Mort & le Mourant.

LA Mort ne furprend point le sage:

Il est toujours prêt à partir :
S'étant fû lui-même avertir
Tome II.

Du temps où l'on fe doit réfoudre à ce paffage Ce temps, hélas ! embraffe tous les temps: Qu'on le partage en jours, en heures, en mo

mens,

Il n'en eft point qu'il ne comprenne

Dans le fatal tribut: tous font de fon demaine
Et le premier inftant où les enfans des Rois
Ouvrent les yeux à la lumiere,
Eft celui qui vient quelquefois
Fermer pour toujours leur paupiere.
Défendez-vous par la grandeur,
Alléguez la beauté, la vertu, la jeuneffe,
La mort ravit tout fans pudeur.

Un jour le monde entier accroîtra fa richeffe.
Il n'eft rien de moins ignoré ;
Et puifqu'il faut que je le die,
Rien où l'on foit moins préparé.

Un mourant qui comptoit plus de cent ans de vie

Se plaignit à la Mort que précipitamment
Elle le contraignoit de partir tout-à-l'heure,
Sans qu'il eût fait fon teftament,

Sans l'avertir au moins. Eft-il jufte qu'on meure
Au pied levé, dit-il : Attendez quelque peu.
Ma femme ne veut pas que je parte fans elle :
Il me reste à pourvoir un arriere-neveu ;
Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aîle.
Que vous êtes preffante, ô Déeffe cruelle !

Vieillard, lui dit la Mort, je ne t'ai point

furpris.

Tu te plains fans raifon de mon impatience.
Eh n'as-tu pas cent ans? Trouve-moi dans Paris
Deux mortels auffi vieux, trouve-m'en dix en
France.

Je devois, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui te difpofât à la chofe ;

J'aurois trouvé ton teftament tout fait, Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait. Ne te donna-t-on pas des avis, quand la cause Du marcher & du mouvement,

Quand les efprits, le fentiment,

Quand tout faillit en toi? Plus de goût, plus d'ouïe :

Toute chose pour toi femble être évanouie; Pour toi l'aftre du jour prend des foins fuperflus: Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus. Je t'ai fait voir tes camarades,

Ou morts, ou mourans, ou malades. Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertiffement? Allons, vieillard, & fans replique :

Il n'importe à la République

Que tu faffes ton teftament.

La Mort avoit raison: Je voudrois qu'à cet âge On fortît de la vie ainfi que d'un banquet, Remerciant fon hôte, & qu'on fft fon paquet ; Car de combien peut-on retarder le voyage? Tu murmures, vieillard, vois ces jeunes mourir,

Vois-les marcher, vois-les courir

A des morts, il est vrai, glorieufes & belles ;
Mais fûres, cependant, & quelquefois cruelles.
J'ai beau te le crier, mon zele eft indifcret :
Le plus femblable aux morts meurt le plus à
regret.

FABLE II.

Le Savetier & le Financier. UN Savetier chantoit du matin jufqu'au foir:

C'étoit merveille de le voir,

Merveille de l'ouir : il faifoit des paffages

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Plus content qu'aucun des fept Sages.
Son voifin, au contraire, étant tout coufu d'or,
Chantoit peu, dormoit moins encor.
C'étoit un homme de Finance.

Si fur le point du jour par fois il fommeilloit
Le Savetier alors en chantant l'éveilloit;
Et le Financier fe plaignoit,

Que les foins de la Providence
N'euffent pas au marché fait vendre le dormir
Comme le manger & le boire.

En fon hôtel il fait venir

Le chanteur, & lui dit : Or çà, Sire Grégoire,

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