Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE II.

CE QU'EST LA FABLE.

La Fontaine aimait donc toutes choses et toute espèce de livres; mais ce qu'il aimait surtout, c'était un genre d'ouvrage que les Français avaient très peu cultivé avant lui, et que les anciens, les Romains et les Grecs, avaient traité, mais assez mal, et sans y mettre de grâce, c'étaient les fables.✔

Savez-vous ce qu'on appelle une fable? Vous allez le comprendre très vite. Vous avez bien souvent remarqué vous-même, en jouant avec le chien ou le chat de la maison, que ces personnages ont un caractère, tout comme les hommes et les enfants. Le chien est bon. Il y a toutes sortes de bonnes pensées et de bons sentiments dans les yeux doux, joyeux et francs avec lesquels il vous regarde. Le chat est sournois, méfiant; il semble perfide. Il coule son regard aigu entre ses paupières presque closes, marche sans bruit, glisse sur le sol, frôle silencieusement les meubles, no

caresse pas, se laisse caresser, ou se caresse luimême à vous. Il fait l'effet d'un faux ami.

De même, quand vous observez un de vos camarades, il vous arrive de dire: «Il est bon comme un chien » ou : « Il est sournois comme un chat. » Les bêtes semblent des portraits ou des caricatures des hommes; les hommes rappellent souvent tel ou tel animal par un trait de leur figure ou de leur âme. On dit d'un homme : il a un œil d'aigle; » d'un autre: « il a un cœur de lion. »

Dès lors il est possible, soit par malice, soit pour dire aux hommes leurs vérités sans les fâcher, soit pár jeu seulement et pour piquer la curiosité, de raconter l'histoire des hommes en faisant semblant de dire celle des bêtes.

<< Un renard voyait des raisins trop haut placés pour qu'il pût les prendre. Bah! dit-il, ils sont trop verts. Je n'en veux pas. » Quand je vous rapporte cette histoire, vous songez tout de suite à ceux qui ne peuvent pas avoir de prix à l'école, et qui font semblant d'en faire fi. Ecoutez ce.que dit la Fontaine :

LE RENARD ET LES RAISINS.

Certain renard gascon, d'autres disent normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille

Des raisins, mûrs apparemment (1),
Et couverts d'une peau vermeille.

Le galant en eût fait volontiers un repas;

Mais comme il n'y pouvait atteindre :

«Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats (2). › Fit-il pas mieux que de se plaindre?

Eh bien! voilà une fable. La fable consiste à peindre les travers des hommes sous la figure des animaux qui leur ressemblent, et c'est précisément ce qu'a fait La Fontaine. Grands et petits, forts et faibles, sots et hommes d'esprit, il nous a déguisés en bêtes, si adroitement et avec une telle perfection, qu'on ne peut pas, en le lisant, voir la bête sans songer à l'homme, et qu'on les voit tous deux ensemble, comme mêlés, l'avocat avec un nez de renard, le lion avec un manteau de roi.

En prenant les choses ainsi, vous voyez ce qu'un homme comme La Fontaine a devant lui pour en faire des fables. Il a le monde tout entier, rien de moins; le monde tout entier, c'est-à-dire la société humaine, avec ses bons, ses méchants, ses simples, ses fourbes, ses orgueilleux, ses timides, ses trompeurs, ses trompés, et le reste, tous gens qu'il nous représente sous les traits

(1) Mûrs apparemment, mûrs en apparence. (2) Goujals: gens de rien.

3*

[ocr errors]

d'animaux utiles ou malfaisants; et aussi, comme veus pensez bien, toute la république des bêtes, douces ou méchantes, paisibles ou sauvages, dont chacune peut représenter une vertu ou un vice ou un travers des hommes, une condition ou une. profession humaine. Il voit un homme un peu lourd, sensé et bon, mais maladroit et gauche. C'est un ours, se dit-il; et le lendemain notre homme paraîtra métamorphosé en ours dans une jolie fable. Il voit un paon qui fait la roue, et semble étaler sur sa queue « la boutique d'un lapidaire, » c'est-à-dire d'un homme qui taille et vend des pierres précieuses. Il ressemble à un courtisan couvert de bijoux, pense-t-il; et voilà une fable en train, où le paon deviendra un grand seigneur, fier de sa parure, mais jaloux du rossignol, c'est-à-dire du poète, qui chante mieux que lui; parce que les hommes vaniteux sont jaloux, et voudraient avoir en partage tous les moyens de plaire.

Ecoutez la fable:

LE PAON SE PLAIGNANT A JUNON.

Le Paon se plaignait à Junon (1):

« Déesse, disait-il, ce n'est pas sans raison

(1) Le paon était consacré à Junon, femme de Jupiter et reine des dieux.

« PreviousContinue »