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sans rien dire. Ses collègues, qui l'aimaient, voulurent qu'il fût compté comme présent, quoique en retard; car le jeton représentait une certaine somme, et La Fontaine n'était pas riche: « Non, Messieurs, dit-il avec insistance, ce ne serait pas juste. Je suis venu trop tard; c'est ma faute. » Ce qui fut d'autant mieux remarqué, à l'honneur de La Fontaine, qu'un moment auparavant, un académicien fort riche, et qui, logé au Louvre, n'avait que la peine de descendre de son appartement pour venir à l'Académie (1), en avait entr'ouvert la porte, et ayant vu qu'il arrivait trop tard pour être payé, était remonté chez lui.

Il ne faut pas, de ce penchant à la distraction et à la rêverie, conclure que La Fontaine était ennuyeux et incommode dans le monde. Quelques-uns, de ses contemporains même, l'ont cru. Il ne laissait pas d'être morose dans la compagnie des gens qui lui déplaisaient. Ceux qui l'ont trouvé tel, sont simplement des gens qui l'ont ennuyé, et ils s'accusent en l'accusant. Mais, dans une société de personnes aimables et qui savaient le mettre à l'aise, il était charmant.

Voulez-vous le voir sous ces deux aspects? Ils ne sont pas moins importants l'un que l'autre à qui veut bien connaître l'homme tout entier. Le voici

(1) L'Académie se trouvait alors au Louvre.

avec des gens qu'il n'aime point, qui lui ont trop montré le dessein où ils étaient de l'avoir avec euxpour qu'il les amusât: « Nous étions quelques amis curieux d'entendre causer un si bel esprit. Le poète ne souffla mot pendant tout le repas, et, après avoir mangé, s'endormit. On s'approcha de lui: on voulut le mettre en humeur, et l'obliger à laisser voir son esprit; mais son esprit ne parut point. Il était allé je ne sais où, ou peutêtre alors animait-il une grenouille dans un marais, une cigale dans les prés, ou un renard dans sa tanière... On le jeta dans un carrosse, et nous lui dîmes adieu pour toujours. Jamais gens ne furent plus surpris que nous. >>

Peut-être fallait-il s'attendre que La Fontaine trouvât désobligeant qu'on voulût l'obliger à montrer de l'esprit; peut-être fallait-il en montrer un peu pour le mettre en goût d'en avoir.

Et, en effet, voici un autre de ses contemporains qui nous dit : « Il était semblable à ces vases simples et sans ornements qui renferment au dedans des trésors infinis. Il se négligeait, était toujours habillé très simplement, avait dans le visage un air grossier; mais cependant, dès qu'on le regardait un peu attentivement, on trouvait de l'esprit dans ses yeux; et une certaine vivacité, que l'âge même n'avait pu éteindre, faisait voir qu'il n'était rien moins que ce qu'il paraissait. Dès

que la conversation commençait à l'intéresser et qu'il prenait parti dans la dispute, ce n'était plus cet homme rêveur: c'était un homme qui parlait beaucoup et bien... Il était encore très aimable parmi les plaisirs de la table; il les augmentait par son enjouement et ses bons mots; et il a toujours passé, avec raison, pour un très charmant convive. >>

De là vient qu'il a été si recherché par les plus aimables personnages de son siècle, et les plus illustres. Il fallait avoir de l'agrément avec lui pour qu'il en eût. Ceux qui ont eu ce beau secret pour l'obliger à être spirituel ont été ravis de lui. Nous le trouvons peint, d'après nature, dans la lettre suivante d'un homme, aimable et gracieux lui-même, qui l'a connu intimement, l'abbé Vergier. Celui-ci, apprenant que La Fontaine allait passer six semaines à la campagne, chez Madame d'Hervart, écrivait à cette dame:

Je voudrais bien le voir aussi

Dans ces charmants détours que votre parc enserre,
Parler de paix, parler de guerre...

Changer en cent façons l'ordre de l'univers ;
Sans douter, proposer mille doutes divers:
Puis tout seul s'écarter, comme il fait d'ordinaire,
Non pour rêver à vous qui rêvez tant à lui,

Non pour rêver à quelque affaire,

Mais pour varier son ennui.

Le voilà bien cette fois causeur abandonné et libre, faisant passer sa rêverie dans ses entretiens, se laissant glisser à la pente fleurie de son imagination; poète, philosophe, romancier, au cours d'une conversation sans contrainte; bâtissant des châteaux en Espagne et créant des mondes au gré d'une invention souriante; puis s'écartant pour rêver encore, et mieux, et goûter ces « sombres plaisirs d'un cœur mélancolique » qui sont un dernier ragoût de sa fantaisie.

C'est avec ces grâces simples, douces et fines encore, d'enfant bien doué qui se laisse ravir au charme de vivre, qu'il a séduit tout un siècle, ou, du moins, tout ce qui, dans le siècle dont il était, méritait d'être séduit. Les plus graves même, comme La Rochefoucauld et Fénelon, ont subi cet attrait. Un grand poète moderne qui, lui aussi, est digne d'aimer La Fontaine, et qui l'aime en effet, exagère un peu, comme il est permis aux roètes, mais vraiment dit presque juste, et, en tout cas, rend bien le caractère tout particulier de cette influence insensible, insinuante et toute-puissante de La Fontaine, quand il écrit:

La Fontaine offrait ses fables;

Et soudain autour de lui,
Les courtisans presque affables,

Les ducs au sinistre ennui,

Les hommes nés pour proscrire,
Les vils ministres rampants,
Gais, tournaient leur noir sourire
Vers ce charmeur de serpents (1).

COMMENT IL AIME LA NATURE, ET COMMENT IL LA PEINT.

Comme il aimait toutes choses, vous concevez que notre La Fontaine s'est trouvé chérir des objets qui n'étaient point très recherchés de son temps; car le propre de la foule est d'aimer par mode, et propre d'un esprit aussi libre, et original avec bon sens, que La Fontaine est d'aimer ce qui attire et flatte ses douces et délicates passions, sans s'inquiéter du bel air des salons.

le

De son temps on ne se piquait point d'aimer les champs, les bois, les solitudes, en un mot ce que nous appelons la nature. Nous nous en piquons beaucoup trop, en sens contraire, et il n'est apprenti poète ou seulement beau causeur qui ne fasse des phrases sur le charme infini du moindre chemin creux ou ruisselet. Trop est trop, et il ne faut pas donner dans ce ridicule-là; mais au temps de La Fontaine c'était par trop d'indifférence ou

(1) Victor Hugo, Chansons des Rues et des Bois.

2*

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