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ingénieux dans son art. De l'enfant il a toujours, jusqu'à la dernière heure, l'imagination facile, libre, riche, sans cesse éveillée, et la douce sensibilité, et l'abandon, et la candeur. Il aime, comme les enfants, les beaux contes merveilleux, les histoires d'aventures même les plus simples, et qui semblent faites pour les tout petits. Il dit en riant, mais très sincèrement:

Si Peau d'Ane m'était conté,

J'y prendrais un plaisir extrême.

Les hommes de son temps admiraient fort un roman où l'on voyait beaucoup de bergers, de bergères, de troupeaux, tous s'égarant et se retrouvant à travers de jolis paysages. Cela s'appelait l'Astrée. La Fontaine adorait ce livre.

Etant petit garçon, je lisais ce roman,
Et je le lis encore avec la barbe grise.

C'était libre jeu d'imagination facile qui goûte dans ces récits, un peu vulgaires au fond, ce qu'elle y trouve, et ce qu'elle y ajoute; c'était simplicité de cœur aussi, et douce ingénuité, abandon d'un esprit qui ne raffine point sur son plaisir.

Un écrivain du temps de La Fontaine, Charles Perrault, l'auteur de Peau d'Ane précisément, a

bien vu et bien indiqué ce trait de son caractère : « S'il y a, dit-il, beaucoup de simplicité et de naïveté dans ses ouvrages, il n'y en a pas eu moins dans sa vie et dans ses manières. Il n'a jamais dit que ce qu'il pensait, et il n'a jamais fait que ce qu'il a , voulu faire. Il joignait à cela une humilité naturelle, dont on n'a guère vu d'exemple. »

On a beaucoup parlé de ses distractions, qui sont célèbres, et qui, en effet, sont tout à fait extraordinaires. Il ne faut pas l'imiter en cela; mais il faut le bien comprendre. Ce n'était pas un distrait sans motif (ce qui n'est pas autre chose qu'un sot); c'était un rêveur, un homme perdu dans ses idées, ses souvenirs ou ses imaginations; passant à travers la vie, très souvent sans la voir, parce qu'il voit autre chose, la belle histoire qui se déroule dans son esprit, le joli vers qui éclôt dans sa pensée, ou les absents qu'il aime.

C'est ainsi qu'il paraît ridicule à ceux qui n'ont pas le secret de ses rêveries. Un jour on parlait devant lui de saint Augustin, un grand écrivain sacré. La Fontaine laissait dire, comme un homme dont l'esprit était ailleurs. Tout à coup il se réveilla comme d'un profond sommeil, et demanda d'un grand sérieux à celui qui parlait s'il croyait que saint Augustin eût plus d'esprit que Rabelais. Il y eut scandale, parce que Rabelais est un écrivain d'un grand génie, mais souvent bouffon, et qu'il

LA FONTAINE,

n'est point convenable de le rapprocher de saint Augustin. L'interlocuteur, un instant interdit, s'avisa d'un détail de la toilette de La Fontaine, et lui dit pour toute réponse : « Prenez garde, Monsieur de La Fontaine, vous avez mis vos bas à l'envers. » Et cela était vrai en effet. Eh! oui ! La Fontaine, la veille, avait lu quelque beau récit fantastique de Rabelais, et il ne pouvait penser à autre chose, et il y avait songé toute la journée, depuis le moment où il avait mis ses bas, jusqu'à l'heure de la conversation.

Un autre jour, pendant sa jeunesse, son père, étant à Paris pour un procès, lui dit : « Tiens, va vite porter ceci au Palais. Cela presse. >> La Fontaine sort, rencontre quelques camarades, qui lui demandent s'il n'avait point d'affaires : « Non »>, leur dit-il, et il va à la comédie avec eux.

Une autre fois, venant à Paris, il avait à l'arçon de sa selle un gros sac de papiers importants. Le sac, mal attaché (il l'avait été sans doute par La Fontaine), se délie et tombe. Un cavalier passe, ramasse le sac, et rencontrant La Fontaine, lui demande s'il n'avait rien perdu. La Fontaine regarde sur lui, autour, et répond: « Rien du tout. » - « C'est que voilà un sac que je viens de trouver.» «Ah! c'est mon sac! dit La Fontaine. Je vous remercie; il y va de tout mon bien. >>

Très mauvais homme d'affaires, comme vous

voyez, notre La Fontaine. C'est lui qui, venant encore à Paris pour solliciter les juges à propos d'un procès, s'arrête à une lieue de Paris chez un ami, s'y trouve bien parce que cet ami aimait la littérature, et « parle de vers toute la nuit. » Il arriva trop tard; ne put voir aucun juge. On lui en fit reproche. Il répondit qu'il n'était point fâché de n'avoir trouvé personne; qu'aussi bien, il n'aimait pas à parler affaires. Que voulez-vous? Pourquoi lui avait-on parlé de vers?

Et pourquoi aussi y a-t-il des auteurs si attachants qu'on en oublie de manger, et où l'on loge? Est-ce sa faute? Il se trouve à Cléry-sur-Loire et va visiter l'église où l'on voit le tombeau de Louis XI. Cela le met en goût de réflexions sur l'histoire, et justement, comme il a toujours des livres dans ses poches, il trouve sur lui un petit Tite-Live (1). Il se met à lire, rentre en ville, pénètre dans un hôtel qui n'est pas celui où il est descendu, va se promener dans le jardin, toujours son livre aux mains. « Il s'en fallut peu, dit-il luimême, que je me commandasse à dîner... Je m'attachai tellement à ma lecture qu'il se passa plus d'une heure... Un valet m'avertit de ma méprise. >> Tout cela c'est la faute de Tite-Live.

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Ce sont ces distractions qu'un de ses contempo

(4) Grand historien latin.

rains appelait des distractions philosophiques. Quand ce n'est pas Rabelais ou Tite-Live qui lui font oublier l'heure du dîner, ce sont ses chères bêtes qui, elles aussi, ont tant d'esprit. Il était un jour à Antony avec ses amis. On se met à table, à l'heure convenue. Où est La Fontaine? On appelle, on sonne. Point de La Fontaine. On dîne. Après le dîner, il arrive. « D'où venez-vous ? » Il expliqua gravement qu'il avait été à l'enterrement d'une fourmi, qu'il avait suivi le convoi dans le jardin, qu'il avait reconduit la famille jusqu'à la maison, et fit là-dessus toute une description du gouvernement de ces petites bêtes, oubliant de dîner à en parler, comme il l'avait oublié à les regarder.

Ce qui souvent le met en retard, quelquefois le fait partir plus tôt qu'il ne faut. Il était à dîner un jour dans une maison où on l'avait invité. La conversation l'ennuyait, l'empêchait de rêver à l'Astrée, à Tite-Live ou aux fourmis. Il se lève : « Je vous quitte : il faut que j'aille à l'Académie. » << Mais il n'est pas l'heure ! »> <<< Oh! bien! je prendrai par le plus long. » Naïveté qui ressemble terriblement à une malice.

Du reste, il est très vrai qu'il prenait le plus long pour aller à l'Académie, car il y arrivait en retard. Paraissant un jour après l'heure où la liste des membres présents était close, perdant ainsi le bénéfice dujeton de présence, il s'installe cependant

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