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écus chez le prêteur, et retrouva chansons le jour et sommeil la nuit.

LE SAVETIER ET LE FINANCIER.

Un savetier chantait du matin jusqu'au soir :
C'était merveille de le voir,

Merveille de l'ouïr; il faisait des passages (1),
Plus content qu'aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor ;
C'était un homme de finance.

Si, sur le point du jour, parfois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant l'éveillait ;
Et le financier se plaignait

Que les soins de la Providence

N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.

En son hôtel il fait venir

Le chanteur, et lui dit : « Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an? Par an? ma foi, Mon-

Dit avec un ton de rieur

Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin

(1)

[sieur,

Passage signifie ici ornement ajouté à un trait de chant.» (Littré.)

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J'attrape le bout de l'année;

Chaque jour amène son pain.

- Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?

Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours (Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),

Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours

Qu'il faut chômer; on nous ruine en fêtes : L'une fait tort à l'autre ; et monsieur le curé

De quelque nouveau saint charge toujours son prône. » Le financier, riant de sa naïveté,

Lui dit : « Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône. Prenez ces cent écus; gardez-les avec soin,

Pour vous en servir au besoin. >>

Le savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait, depuis plus de cent ans,

Produit pour l'usage des gens.

Il retourne chez lui: dans sa cave il enserre
L'argent, et sa joie à la fois.

Plus de chant: il perdit la voix

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis:

Il eut pour hôtes les soucis,

Les soupçons, les alarmes vaines.

Tout le jour, il avait l'œil au guet ; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,

Le chat prenait l'argent. A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus :
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus. ›

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Reproduction de Fessard,

Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme, Et reprenez vos cent écus.

RESIGNATION A LA MORT.

Voilà une bonne et saine résignation. Je l'ai dit, ce savetier est un sage. Il y a une résignation plus difficile, c'est celle qui fait que nous nous inclinons devant les arrêts du sort. Ils nous paraissent toujours si injustes! Sur ce point aussi les petits pourraient donner des leçons aux grands. Ils sont naturellement plus résignés, plus capables d'abnégation, d'humilité devant les grandes puissances naturelles qui nous gouvernent, et contre lesquelles il serait bien inutile et bien ridicule de se révolter.

La Fontaine a préféré, pour nous donner cet enseignement, faire parler la plus terrible de ces fatalités inévitables, la Mort. Dans la fable que vous allez lire, elle raille durement l'avidité, l'obstination à vivre d'un centenaire incorrigible. Mais voyez comme La Fontaine est bon. Après avoir fait parler à la Mort son langage, rude et amer, lui à son tour prend la parole pour exprimer les mêmes idées avec plus de douceur, plus de délicatesse persuasive, plus d'élévation aussi, non pas seulement en sage, mais en ami des hommes, en philosophe aimable dont la résignation est souriante, en admirateur des belles morts et des glorieux dévouements, parant, en quelque sorte, la

LA FONTAINE

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