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effets même mécaniques de l'habitude sont toujours en notre pouvoir; ce qui a une fois appartenu à la liberté demeure sa propriété inaliénable. Il en faut dire autant de la conscience, puisqu'elle entre dans l'essence de la liberté. Partout où il y a un degré quelconque de liberté, on rencontre nécessairement la conscience. Mais trop souvent cette faculté est confondue avec la mémoire; et, parce qu'il y a des mouvements si faciles et si prompts qu'ils ne laissent aucun souvenir après eux, nous prétendons qu'ils se sont produits à notre insu. Si l'on songe à présent que l'habitude établit son empire, non-seulement dans les mouvements du corps, mais dans le désir, dans la perception, dans l'imagination, dans le sentiment, dans la réflexion elle-même, c'est-àdire dans l'acte le plus personnel de notre esprit, celui où la liberté et la conscience se montrent à leur plus haut degré, on verra combien il est impossible de la regarder comme une sorte de retour à l'instinct, comme un mouvement rétrograde vers l'invariable et aveugle spontanéité de la nature. L'habitude est, au contraire, la condition de tout développement, de tout progrès chez les hommes. Elle les soustrait d'abord en grande partie à l'action fatale de la nature extérieure, endurcit leurs corps à la jouissance comme à la douleur, et par là même affranchit leur esprit, donne à leurs mouvements cette merveilleuse adresse qui se déploie dans l'industrie et dans les arts, augmente l'énergie de leur volonté, la durée et la force de leurs sentiments, la rapidité de toutes les fonctions de leur intelligence; et, leur assurant, en même temps qu'elle les pousse en avant, les résultats qu'ils ont déjà obtenus, les conquêtes qu'ils ont déjà faites du côté du vrai ou de celui du bien, elle ouvre devant eux une carrière de perfectionnements indéfinis. Ce n'est pas encore tout les progrès d'une génération, elle les transporte, comme nous l'avons déjà remarqué, à la génération suivante; car elle est la base de toute éducation intellectuelle et morale. Elle donne de la durée et de la vie aux traditions d'une nation et à celles de l'humanité entière. Il est vrai qu'elle peut servir aussi à nous corrompre, à nous attacher au vice et à l'erreur; mais ce sont là les inconvénients mêmes de la liberté, dont l'habitude n'est que l'auxiliaire et l'instrument. En effet, nous ne cessons pas d'être libres parce que l'effort a disparu de nos mouvements, parce que notre volonté est plus résolue, notre pensée plus rapide et plus sûre; parce que, au lieu de leur obéir, nous avons, en quelque sorte, transformé dans notre être une partie des phénomènes et des lois de la nature: c'est par là, au contraire, que nous sommes plus près de la divine perfection. « Il n'y a que de mauvaises habitudes, a dit avec raison un illustre philosophe de l'Allemagne, qui fassent perdre à l'homme une partie de sa liberté; mais l'habitude du bien, de tout ce que la morale approuve, est la liberté même. » (Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 410.)

L'habitude répand un grand jour sur la simplicité de notre nature particulière et celle de l'essence absolue des choses. Elle nous montre comment le désir, la pensée et l'action, c'est-à-dire l'amour, l'intelligence et la force, sans que l'un de ces attributs puisse être regardé comme l'origine des deux autres, se confondent en un seul moment et en un seul principe. Or, ce qui est dans le principe ou dans la cause ne doit-il pas se manifester aussi sous une autre forme dans les effets,

c'est-à-dire dans la nature. Il n'est donc pas étonnant que l'on trouve chez des êtres dépourvus de raison des désirs, des penchants irrésistibles, qui n'ont qu'à naître pour se traduire en action, et qui, se montrant d'accord avec les plans les mieux ordonnés, avec les lois les plus invariables de l'intelligence, peuvent être regardés comme des idées vivantes et sensibles. Tous ces caractères se réunissent dans l'instinct; et on peut les reconnaître jusque dans les forces de l'organisation et de la vie. Il est aussi impossible, quoiqu'on l'ait tenté bien des fois, surtout dans le dernier siècle, de résoudre l'instinct dans l'habitude, que l'habitude dans l'instinct : c'est la même cause, une cause supérieure à nous qui les produit l'une et l'autre. Mais l'instinct, invariable, dépourvu de conscience, est précisément le contraire de la liberté. Il la précède chez l'homme et semble, quand elle arrive, se retirer devant elle, comme devant un pouvoir supérieur. Il retient l'animal dans un cercle inflexible, l'empêchant également de se perfectionner et de se corrompre, en l'absence de toute intervention humaine. L'habitude, au contraire, vient à la suite de la liberté, s'introduit dans la liberté même, dont elle est, comme nous l'avons déjà dit, le plus puissant auxiliaire. Voilà pourquoi elle n'agit directement, et à proprement parler, que sur l'homme. L'instinct c'est la nature, ou, pour appeler les choses par leur nom, la force créatrice continuant son œuvre dans l'être qu'elle a produit, le conduisant seule à son développement et à sa fin. L'habitude c'est cette même force venant au secours de la liberté humaine, nous créant, pour ainsi dire, à notre propre image, nous récompensant par le bien, nous punissant par le mal que nous avons voulu, nous portant vers le but que nous lui avons indiqué. A ce titre elle n'est pas éloignée de l'idée que les théologiens, mais les théologiens les plus sensés, nous donnent de la grâce.

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Peu d'auteurs ont traité de l'habitude d'une manière approfondie. Nous citerons parmi eux: Reid, Essais sur les facultés actives, essai III, c. 3, dans ses OEuvres complètes, traduction française, t. vi, p. 29. Dugald-Stewart, Philosophie de l'esprit humain, t. 1or, c. 2. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, SS 409 et 410. Ce ne sont que deux ou trois pages, mais très-originales et très-substantielles. On a publié aussi sur le même sujet quelques écrits spéciaux. Le plus remarquable de tous est celui de Maine de Biran, couronné par l'Académie des Sciences morales et politiques: Influence de l'habitude sur la faculté de penser, in-8°, Paris, an XI. De l'Habitude, thèse soutenue devant la Faculté des lettres de Paris, par M. Félix Ravaisson, in-8°, Paris, 1838. - Article Habitude, par M. Virey, dans le Dictionnaire des sciences médicales. Les écrits suivants sont aussi des thèses publiées par des médecins Hahn, de Consuetudine, in-4o, Leyde, 1701. Wetzel, de Consuetudine circa rerum non naturalium usu, in-4, Bâle, 1730. Rhetius, de Morbis habitualibus, in-4, Halle, 1705.-Jung, de Consuetudinis efficacia generali in actibus vitalibus, in-4°, ib., 1705. — Jungnickel, de Consuetudine altera natura, in-4, Wittenberg, 1787.

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HAINE. C'est le contraire de l'amour, ou le plus haut degré d'aversion que puisse exciter en nous une personne ou une chose. C'est un

sentiment susceptible, comme l'amour, de se changer en passion, et qui nous porte à désirer ou à provoquer nous-mêmes, soit le tourmen!, soit la ruine de l'objet qui l'inspire. Les choses qui sont capables de faire naître la haine n'appartiennent pas à l'ordre physique, mais à l'ordre moral. Ce qui n'affecte que nos sens ou notre imagination nous plaît ou nous déplaît, nous est agréable ou désagréable, excite à différents degrés nos désirs ou notre répugnance, mais n'est jamais un objet de haine ni d'amour. Nous haïssons le vice, le crime, la bassesse, l'orgueil, l'oppression, si toutefois notre âme et notre intelligence sont restées saines. Dans le cas contraire, quand le mal est devenu comme la condition de notre existence, nous prenons en haine tout ce que nous devrions aimer. C'est ainsi que le vaniteux, avide de louanges, hait la franchise; le tyran, la liberté; l'intempérant, ce qui met un frein à ses passions. Le plus souvent la haine s'attache aux personnes et à leurs qualités comme à leurs défauts, selon les dispositions morales, selon les intérêts ou les passions de celui qui l'éprouve. Elle n'est jamais plus terrible ni plus opiniâtre que lorsqu'elle prend sa source dans l'orgueil froissé; celle qui se couvre du masque de la religion et fait alliance avec le fanatisme n'a pas d'autre origine. Quant aux choses, rien de plus légitime que

Ces haines vigoureuses

Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.

Mais il n'est pas permis de haïr les personnes, même quand elles font le mal. Mettons-les dans l'impuissance de nuire; faisons-les rentrer en elles-mêmes par l'expiation, et instruisons les autres par leur exemple; mais qu'elles ne soient pas exclues de la pitié et de l'amour que mérite toute créature humaine.

HALLUCINATION. Voyez FOLIE.

HAMANN (Jean-Georges) était un de ces esprits que leur humeur et leur imagination rendent impropres à la vie active en même temps qu'aux grands travaux intellectuels; qui, en s'exagérant les exigences de la société, ne savent pas s'y faire une place digne de leurs talents, et qu'une fausse indépendance expose à tous les inconvénients de la vie solitaire. Né à Koenigsberg en 1730, il étudia d'abord la théologie, qu'il quitta bientôt pour le droit, auquel il ne demeura pas plus fidèle. Après avoir essayé quelque temps du métier de précepteur, il se fit commis négociant. Envoyé à Londres par la maison à laquelle il s'était attaché, il se jeta tête baissée dans les plaisirs et les excès de tout genre. Tombé dans la plus grande détresse, la lecture de la Bible, jointe aux remords, le releva, et produisit en lui une entière régénération morale et religieuse (1758). Renonçant alors au commerce, il retourna dans la maison paternelle, et reprit ses études. De 1763 à 1782, il occupa, dans l'administration des douanes de sa ville natale, un très-modeste emploi, qui lui donnait à peine de quoi vivre avec sa nombreuse famille. Admis à la retraite, il se vit réduit à un état voisin de l'indigence, d'où le tira, en 1784, un noble jeune homme de Munster, M. François

Buchholz, grand admirateur de ses écrits. Ses derniers jours furent doux et honorés; il mourut en 1788.

La carrière littéraire de Hamann fut longtemps tout aussi obscure que sa vie. Quelques esprits d'élite seulement, Kant, Herder, Goëthe, Jean-Paul, Jacobi, l'apprécièrent, quelques-uns même au delà de sa valeur. Goëthe le comparaît, il y a cinquante ans, à Vico, longtemps méconnu comme lui. Herder, qui fut un des premiers à lui rendre justice, en parlant du petit écrit, publié par Hamann en 1762, sous le titre de Croisades d'un philologue, dit de lui: « Le philologue a beaucoup lu, et il a lu longuement et avec goût, multa et multum ; mais les parfums de la table éthérée des anciens, mêlés à des vapeurs gauloises et à des émanations de l'humour britannique, ont formé autour de lui-un nuage qui l'enveloppe toujours, soit qu'il châtie comme Junon, lorsqu'elle épie son époux adultère, soit qu'il prophétise comme la Pythonisse, lorsque du haut du trépied elle révèle en gémissant les inspirations d'Apollon. » Herder, en jugeant ainsi Hamann, imite le style et la manière de celui-ci. Hamann est en général obscur et plein d'enthousiasme comme les prophètes. Goethe (dans sa Vie, liv. III) compare les écrits de Hamann aux livres Sibyllins, que l'on ne consultait que quand on avait besoin d'oracles. « On ne peut les ouvrir, dit-il, sans y trouver chaque fois quelque chose de nouveau, parce que chaque page nous frappe diversement et nous intéresse de plusieurs manières. »

Hamann est un de ces esprits que l'on peut ignorer entièrement, sans rien perdre d'essentiel du mouvement philosophique et littéraire auquel ils se sont trouvés mêlés, mais qu'on ne saurait fréquenter et étudier sans en retirer un grand profit, et sans prendre un vif intérêt à leur

commerce.

Ses écrits, très-nombreux (on les a recueillis en 8 vol. in-12; Berlin, chez Reimer, 1821 à 1843), sont de peu d'étendue, la plupart de véritables rapsodies dans le sens antique, feuilles volantes comme celles de la sibylle de Cumes; brochures d'occasion, pleines d'allusions aux choses et aux hommes du moment, et, à cause de cela, très-souvent obscures et indéchiffrables. Il avouait, sur la fin de sa vie, que beaucoup de passages de ses œuvres étaient, avec le temps, devenus inintelligibles pour lui-même. La plupart de ses écrits ont des titres singuliers, tels que Mémoires de Socrate, les Nuées, Croisades du philologue, Essais à la mosaïque (en français), Apologie de la lettre H, Lettre perdue d'un sauvage du Nord, Essai d'une sibylle sur le mariage, Lettres hierophantiques, Golgotha et Scheblimini, etc. Ils se rapportent à presque toutes les grandes questions de littérature, de théologie, de philosophie, agitées à cette époque, et reproduisent fréquemment les mêmes idées sous d'autres formes. Ils sont pleins d'expressions originales, outrées, d'images singulières, tour à tour sublimes et grotesques, de tournures bizarres, quelquefois triviales et de mauvais goût. Son originalité, comme penseur, est plus dans la forme que dans le fond; son style est un mélange de celui de Rabelais, de celui de Swift et de la Bible. L'ironie et le sérieux se disputent constamment la place dans ses écrits, et la première l'emporte presque toujours. Jean-Paul compare le style de Hamann à un torrent qu'une tempête refoule vers sa source, et dit qu'il fut tout à la fois un enfant et un héros.

Hamann est plutôt un curieux sujet d'étude psychologique que d'histoire, et un phénomène littéraire plutôt qu'un philosophe remarquable. Comme penseur, le Mage du Nord, ainsi qu'il se plaisait à s'appeler lui-même, moitié par ironie et moitié sérieusement, faisait de l'opposition contre l'esprit de son siècle, comme Rousseau, contre la philosophie spéculative en général, comme Jacobi, et, vers la fin, contre la philosophie de Kant en particulier. Sa pensée philosophique est, pour l'essentiel, semblable à celle de Rousseau, de Herder, de Jacobi, avec la foi historique et une grande orthodoxie de plus. Vue de près, cependant, son orthodoxie était plus apparente que réelle : c'était une sorte de gnosticisme, d'interprétation allégorique, souvent très-arbitraire. Une foi littérale n'était à ses yeux, surtout dans les derniers temps de sa vie, qu'un honteux lamaïsme, comme il le disait en confidence à Jacobi (OEuvres de Jacobi, liv. ш, p. 504), en se servant d'une expression de mépris qui brave l'honnêteté.

Tantôt il reconnaît toute le dignité de la raison et lui attribue une autorité souveraine, comme étant l'expression de la sagesse divine; tantôt, et plus ordinairement, la confondant avee la simple faculté de raisonner d'après l'expérience, il lui oppose la conscience, la foi, la révélation. « Il faut, dit-il quelque part, plus que de la physique pour interpréter la nature: la nature est un mot hébreu, composé seulement de consonnes auxquelles la raison doit ajouter les voyelles. » Ailleurs (OEuvres, t. vi, p. 16) il demande : « Qu'est-ce que la raison, avec sa prétendue certitude et son universalité? Qu'est-elle autre chose qu'un être de raison, une vaine idole, que la superstition de la déraison décore d`attributs divins?» Dans les Nuées, il dit :« La raison est sainte, juste et bonne; mais elle ne peut nous donner que le sentiment de notre igno

rance. >>

Cette ignorance est celle de Socrate. Dans le petit écrit intitulé Memoires socratiques, Hamann commente ainsi les paroles de ce philosophe, confessant son ignorance: « Les mots, dit-il, comme les chiffres, tiennent leur valeur de la place où ils se trouvent; et leur prix, comme celui des monnaies, varie selon les temps et les lieux. » Le mot de Socrate, « Je ne sais rien,» adressé à Criton, avait un tout autre sens que lorsqu'il s'adressait aux sophistes, qui prétendaient tout savoir, et qui étaient les savants de l'époque. « L'ignorance de Socrate, continuet-il, était du sentiment. » Or, entre le sentiment et un théorème, il y a une plus grande différence qu'entre un animal plein de vie et un squelette. Cette ignorance, c'est de la foi. Notre propre existence, l'existence de toutes choses, est l'objet de la foi et non de la démonstration. Ce qu'on croit n'a nul besoin d'être démontré, et réciproquement, il y telle proposition à laquelle on ne croit pas même après l'avoir prouvée. La foi n'étant pas le produit de la raison, n'a rien à craindre de ses attaques. On croit comme on voit, par cela seul qu'on croit. L'ignorance de Socrate était parfaitement calculée sur l'état de sa nation et de son temps; il voulait ramener ses concitoyens du labyrinthe de la prétendue science des sophistes à une vérité cachée, à une sagesse secrète, au culte du Dieu inconnu.

C'est la mission aussi que s'imposa Hamann. Il se compare au lis de la vallée, qui exhale dans l'obscurité le parfum de la vraie connaissance.

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