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PIKERMI

E nom a été rendu célèbre dans les annales de la science

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par l'éminent paléontologiste Albert Gaudry, professeur au Muséum d'Histoire naturelle. C'est celui d'une métochi, sorte de ferme dépendant d'un monastère, à quatre heures de marche au nord-est d'Athènes, et à deux heures de la mer d'Eubée. On s'y rend par la route de Marathon. A une heure environ de la ferme de Kharvati, on laisse la route sur la droite, pour se diriger vers le mont Pentélique, et, après un quart d'heure, on arrive au torrent de Pikermi, qui fait tourner la roue du moulin de Draphi. De là se déroulent de magnifiques panoramas; au nord-ouest s'élève le Peniélique; au nord le Mavron Oros et le mont Argaliki; au nord-est la baie de Marathon, derrière laquelle se dessine la silhouette de l'île d'Eubée; au sud s'étend la plaine de Mavropoulo, bordée par l'Hymette et le Laurium. Athènes, l'Eubée, Marathon, le Pentélique, l'Hymette, le Laurium, que de noms classiques et illustres rassemblés autour de ces quelques masures de la métochi de Pikermi! Les recherches d'Albert Gaudry lui ont conféré une illustration d'un autre genre. Avant que l'homme ne s'y installât, la région de Pikermi était une des régions où la population animale était le plus dense et le plus variée; avant que les Grecs aient peuplé les campagnes de l'Attique de ce peuple de dieux et de déesses, de faunes, de satyres et de nymphes, dont les noms sont familiers à tous les collégiens; avant même qu'il y eût des Grecs, le

sol de l'Attique était foulé par d'innombrables animaux dont Albert Gaudry a exhumé, non loin de Pikermi, les ossements. Une telle profusion d'ossements suppose qu'à cette époque une riche végétation couvrait le sol de la Grèce, qu'il y avait là, tout à la fois, de magnifiques prairies naturelles et des forêts splendides, où pouvaient se nourrir des animaux herbivores de toutes sortes, comme on en voit de nos jours dans les régions suffisamment arrosées de l'Afrique centrale, quand l'Européen n'y a pas encore apporté ses armes de chasse perfectionnées. La population animale ressuscitée par Albert Gaudry avait d'ailleurs une étroite ressemblance avec celle de l'Afrique actuelle, qui ne sera bientôt plus elle-même qu'un souvenir, si une réglementation prudente et une surveillance active ne mettent un frein efficace à l'ardeur cynégétique de nos modernes Nemrods. Les gouvernements européens s'en sont préoccupés. Un acte solennel, placé sous la protection du « Très-Haut », a été dressé, par la France et l'Angleterre, en vue de cette protection. L'année qui a précédé la guerre, un Congrès « pour la protection internationale de la Nature » s'est réuni à Berne, et a voté la création d'une Commission permanente où toutes les puissances seraient officiellement représentées; mais la guerre est venue: on n'avait pas songé à comprendre les hommes dans les mesures protectrices qu'on rêvait pour les animaux, et les hommes, par une douloureuse ironie, en ont profité pour organiser leur propre destruction de la façon la plus intensive.

Si les animaux de l'Attique préhistorique ressemblaient à ceux de l'Afrique actuelle, ils ne leur étaient pas cependant identiques. Albert Gaudry, pour les désigner, a eu la poétique pensée de faire appel aux noms mythologiques de la légende grecque il a retrouvé les restes de la chèvre Amalthée, du lion de Némée, du sanglier d'Érymanthe, qui n'étaient pas identiques aux chèvres, aux lions et aux sangliers qui vivent de nos jours. A ce propos, avec l'audace de la jeunesse, il n'hésita pas à rompre en visière avec un dogme que toutes les auto

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rités officielles, sous l'influence de Cuvier, avaient proclamé intangible et seul orthodoxe, celui de la fixité des espèces. Par une singulière inconséquence, Cuvier, qui, le premier, avait découvert des animaux fossiles, les Palaeotherium, les Anoplotherium, les Xiphodon, sans analogues dans la nature actuelle, n'en proclamait pas moins la fixité absolue des espèces, et couvrait de tels sarcasmes son collègue Lamarck, qui croyait à leur modification graduelle, qu'on ne put lire sans l'adoucir, à l'Académie des Sciences, sa dernière œuvre : l'Éloge historique, qu'il avait préparé,, de l'illustre précurseur de Darwin, du véritable créateur de cette doctrine de l'évolution qui domine aujourd'hui toutes les sciences naturelles. Alors que Lamarck pensait que l'infinie variété des êtres vivants n'avait qu'une cause naturelle, la variété également infinie des actions qui agissent sur eux et des réactions qu'ils leur opposent — ce qui était vraiment scientifique, Cuvier, chose étonnante de la part d'un si grand esprit, s'attachait à défendre l'hypothèse de l'apparition miraculeuse des espèces et de leur disparition non moins miraculeuse. Il s'appuyait, il est vrai, sur un argument qui, de son temps, pouvait paraître sans réplique. On avait découvert, en France et un peu partout en Europe, des squelettes d'éléphants fossilisés, même dans le sol des régions arctiques. Mais on y avait aussi trouvé des cadavres entiers conservés intacts dans la glace. L'éléphant actuel n'habite que les pays chauds. S'il y en avait eu, à un certain moment, dans les régions polaires, c'est qu'il y faisait aussi chaud que, de nos jours, à l'Équateur. Mais si l'on y trouvait des cadavres entiers de ces animaux, conservés dans les glaces, c'est qu'ils avaient été gelés aussitôt que tués. La Sibérie avait donc passé subitement d'un climat torride à un climat glacial. Il avait fallu, pour cela, un cataclysme astronomique auprès duquel le déluge de Noé n'était qu'un incident négligeable. Le grand naturaliste croyait d'ailleurs avoir démontré que notre globe n'avait guère que cinq ou six mille ans d'existence, et il avait été nommé membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres pour

avoir contesté l'ancienneté d'un zodiaque trouvé à Denderah et qui semblait donner à la civilisation égyptienne une antiquité fabuleuse. Il pensait donc avoir détruit, par une argumentation sans réplique, l'hypothèse de l'ancienneté du globe, dont il reprochait à Lamarck de faire un usage abusif « à la façon des anciens Mages ». C'est à cette argumentation qu'est consacré le fameux Discours sur les Révolutions du Globe qu'il avait placé en tête de ses magnifiques Recherches sur les ossements fossiles. Cuvier avait cette foi robuste des protestants, qui n'auraient pas jugé nécessaire de fonder une religion nouvelle s'ils avaient pratiqué le scepticisme souriant de beaucoup de catholiques. Albert Gaudry a été toute sa vie un catholique pratiquant. Cela ne l'a pas empêché, tant les arguments recueillis à Pikermi lui avaient semblé puissants, de se ranger du côté de Lamarck. Il y avait d'autant plus de mérite, qu'un de ses proches parents, Alcide d'Orbigny, s'était appliqué à démontrer que le globe avait subi, non pas une, mais une quinzaine de révolutions, et il avait affirmé son opinion, basée sur ce qu'il avait vu à Pikermi, avant la publication du livre célèbre de Darwin sur l'Origine des Espèces. La Grèce, une fois de plus, s'était montrée révélatrice. La faune de Pikermi, bien loin d'indiquer une réfrigération bru que du globe, montre la Grèce buissant d'un climat analogue à celui de l'Afrique centrale. On trouve, en effet, sur la liste qu'en a donné Albert Gaudry, dans sa mémorable thèse de doctorat, un singe, deux espèces de mastodondes ne différant guère de l'éléphant actuel que par leur dentition, deux espèces de Dinotherium, éléphant à défenses portées par la mâchoire inférieure et courbées vers le bas de manière à servir de pioches; une espèce de ce genre était de taille plus élevée qu'aucun des mammifères actuellement connus; on y rencontre aussi quatre espèces de rhinocéros ou d'animaux voisins aussi monstrueux; une girafe et un animal voisin, l'Helladotherium, sorte de girafe à cou modérément long, que l'on croyait disparue et que l'on a retrouvée vivante dans la forêt de l'Est africain, c'est l'okapi; il y avait aussi des antilopes nombreuses

(dix espèces); des muscs; un grand porc-épic; un énorme édenté, plus grand que le Microtherium, l'Ancylotherium, à ongles courbés en faux; de petits carnassiers voisins des civettes, des martres, et, régnant sur tout ce monde à peu près inoffensif, un chat, deux panthères, une sorte de tigre, et surtout le terrible machaerodus, plus grand que le tigre actuel, armé à la mâchoire supérieure de deux défenses de plus de 2 décimètres de long, aplaties, recourbées en lame de sabre tranchante et dentelées en arrière. C'était le plus puissant carnassier qui eût jamais existé.

Tout ce monde vivait encore à l'aurore des temps actuels; depuis, la richesse de la faune de l'Attique, et, on peut le dire, de l'Europe entière, s'est singulièrement amoindrie : éléphants, rhinocéros, girafes, ont été chassés en Afrique au sud du Sahara. On ne peut guère faire intervenir, dans l'appauvrissement de cette faune, au moins d'une façon exclusive, un abaissement de la température : les éléphants et les rhinocéros se sont accommodés d'un climat froid, qui a provoqué sur eux la poussée d'une fourrure; le chamois, parmi les antilopes, s'est réfugié sur les hautes montagnes à climat glacial; il est probable que tous les mammifères, en raison de la constance de leur température intérieure, en auraient fait autant s'ils avaient joui d'une suffisante tranquillité. Ils ont été victimes d'un élément perturbateur puissant, et il est fort possible que cet élément perturbateur ait été l'homme, qui poursuit, de nos jours, on sait avec quelle activité et quelle imprévoyance, son œuvre destructrice dans l'Afrique tropicale, où, après bien des efforts, il a réussi à s'installer. La faune de Pikermi était d'ailleurs, fait remarquer Albert Gaudry, beaucoup plus nombreuse qu'elle ne le paraît dans les gisements qu'il a étudiés. Dans ces gisements manquent les restes des petits mammifères et des oiseaux, qui devaient être innombrables, et les restes manquent non parce que ces animaux délicats étaient absents de la Grèce, à ce moment, mais parce que les ossements ont été apportés par les eaux courantes dans les gisements où on

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