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Cette déesse inconstante
Se mit alors en l'esprit

De voir un homme se pendre;
Et celui qui se pendit

S'y devait le moins attendre.

XVI.

LE SINGE ET LE CHAT1

Bertrand avec Raton, l'un singe et l'autre chat,
Commensaux d'un logis, avaient un commun maître.
D'animaux malfaisants c'était un très bon plat*:
Ils n'y craignaient tous deux aucun, quel qu'il pût être.
Trouvait-on quelque chose au logis de gâté,
L'on ne s'en prenait point aux gens du voisinage :
Bertrand dérobait tout; Raton, de son côté,
Était moins attentif aux souris qu'au fromage.
Un jour, au coin du feu, nos deux maîtres fripons
Regardaient rôtir des marrons.

Les escroquer était une très bonne affaire;
Nos galands y voyaient double profit à faire :
Leur bien premièrement, et puis le mal d'autrui.
Bertrand dit à Raton : « Frère, il faut aujourd'hui
Que tu fasses un coup de maître;

Tire-moi ces marrons. Si Dieu m'avait fait naître
Propre à tirer marrons du feu,

Certes, marrons verraient beau jeu. »

Aussitôt fait que dit: Raton, avec sa patte,

D'une manière délicate,

Écarte un peu la cendre, et retire les doigts;

Puis les reporte à plusieurs fois;

Tire un marron, puis deux, et puis trois en escroque :
Et cependant Bertrand les croque.
Une servante vient adieu mes gens. Raton
N'était pas content, ce dit-on.

1. Regnerii Apologi Phædrii, DIvione. 1653, in-12, pars II, fab. 78, p. 77. Felis el Simius.

2. Plat, équivaut à couple ou paire. Le poète emploie ici le mot plat parce qu'en fait d'animaux malfaisants on n'aurait rien de mieux à servir sur table qu'un chat et un singe.

3. Ils n'y craignaient. L'adverbe y se rapporte à malfaire, compris dans l'adjectif malfaisant.

4. Nodier remarque justement le mot affectueux par lequel le singe commence son exorde insinuant. qui va piquer au jeu l'amour-propre du chat.

Aussi ne le sont pas la plupart de ces princes
Qui, flattés d'un pareil emploi,
Vont s'échauder en des provinces
Pour le profit de quelque roi1.

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Après que le Milan, manifeste voleur,
Eut répandu l'alarme en tout le voisinage,
Et fait crier sur lui les enfants du village,
Un Rossignol tomba dans ses mains par malheur.
Le héraut du printemps lui demande la vie.
« Aussi bien que manger en qui n'a que le son?
Ecoutez plutôt ma chanson :

Je vous raconterai Térée et son envie.

Qui, Térée? est-ce un mets propre pour les milans?
Non pas; c'était un roi dont les feux violents

Me firent ressentir leur ardeur criminelle".

Je m'en vais vous en dire une chanson si belle
Qu'elle vous ravira mon chant plaît à chacun. »
Le Milan alors lui réplique:

Quand un roi te prendra,

« Vraiment, nous voici bien, lorsque je suis à jeun,
Tu me viens parler de musique.
J'en parle bien aux rois.
Tu peux lui conter ces merveilles.
Pour un milan, il s'en rira :
Ventre affamé n'a point d'oreilles1. »

1. Cette fable a donné lieu à deux comédies, Bertrand et Raton, de Scribe, et Les marrons du feu, d'Alfred de Musset.

2. Abstemius, 92: De Luscinia cantum Accipitri pro vita pollicente. Hésiode a le premier donné cours à cet apologue, dans son poème des OEuvres et des Jours, v. 202-212:

«Voici ce que disait un jour l'Épervier à l'harmonieux Rossignol, qu'il emportait au sein des nuages entre ses ongles recourbés. Comme l'infortuné, percé des serres cruelles du ravisseur, se plaignait en gémissant, celui-ci lui adressa ces dures

paroles « Malheureux! pourquoi ces plaintes? Un plus fort que toi te << tient en sa puissance. Tu vas où je te «< conduis, quelle que soit la douceur « de tes chants. Je puis, si je le veux, « faire de toi mon repas; je puis te « laisser échapper. » Ainsi parla l'Épervier rapide, aux ailes étendues. Insensé qui voudrait résister à la volonté du plus fort! il serait privé de la victoire et ne recueillerait que la honte et le malheur. » (Traduction PATIN.)

3. Voyez Ovide, Métamorph.. VI, 15. 4. Ce vers, devenu proverbe, est un de ceux qu'on cite le plus souvent.

XVIII. LE BERGER ET SON TROUPEAU1

« Quoi? toujours il me manquera
Quelqu'un de ce peuple imbécile!
Toujours le Loup m'en gobera!

J'aurai beau les compter! Ils étaient plus de mille,
Et m'ont laissé ravir notre pauvre Robin2;
Robin mouton, qui par la ville
Me suivait pour un peu de pain,

Et qui m'aurait suivi jusques au bout du monde.
Hélas! de ma musette il entendait le son;
Il me sentait venir de cent pas à la ronde.
Ah! le pauvre Robin mouton! >>

Quand Guillot eut fini cette oraison funèbre,
Et rendu de Robin la mémoire célèbre,
Il harangua tout le Troupeau,

Les chefs, la multitude, et jusqu'au moindre agneau,
Les conjurant de tenir ferme :
Cela seul suffirait pour écarter les Loups.
Foi de peuple d'honneur, ils lui promirent tous
De ne bouger non plus qu'un terine.

« Nous voulons, dirent-ils, étouffer le glouton
Qui nous a pris Robin mouton. »
Chacun en répond sur sa tête.
Guillot les crût et leur fit fête.
Cependant, devant qu'il fût nuit,
Il arriva nouvel encombre :

Un Loup parut; tout le troupeau s'enfuit.
Ce n'était pas un Loup, ce n'en était que l'ombre1.

Haranguez de méchants soldats

Ils promettront de faire rage;

Mais, au moindre danger, adieu tout leur courage,
Votre exemple et vos cris ne les retiendront pas.

1. Abstemius, 127 de Pastore gregem suum adversus Lupum hortante.

2. Dans Rabelais le marchand dit à Panurge « Vous avez nom RobinMouton. Voyez ce mouton-là, il a nom Robin comme vous. » Pantagruei, 2. IV. ch. VI.

3. Dans Abstemius, ce ne sont pas seulement des moutons, mais des chèvres, que le berger conduit il

leur dit de se servir de leurs cornes contre les loups, ce qui, comme résistance, serait plus efficace que la ferme attitude recommandée par Guillot à ses moutons.

4. « Voyez, dit Chamfort, quel effet de surprise produit ce dernier vers. et avec quelle force, quelle vivacité. ce tour peint la fuite et la timidité des moutons. >>

FIN DU LIVRE NEUVIÈME

LIVRE DIXIÈME

1.

LES DEUX RATS, LE RENARD ET L'ŒUF1

DISCOURS A MADAME DE LA SABLIÈRE 2

Iris, je vous louerais il n'est que trop aisé;
Mais vous avez cent fois notre encens refusé,
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Pas une ne s'endort à ce bruit si flatteur.

Je ne les blâme point; je souffre cette humeur :
Ells est commune aux Dieux, aux monarques, aux belles".
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,

Le nectar que l'on sert au maître du tonnerre,

Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre,
C'est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point;
D'autres propos chez vous récompensent ce point :
Propos, agréables commerces,

Où le hasard fournit cent matières diverses,
Jusque-là qu'en votre entretien

La bagatelle a part le monde n'en croit rien?.

1. Dans l'édition originale de 1679, cette pièce ne porte pas le titre de fable, mais de discours. On a supposé, bien inutilement sans doute, que La Fontaine avait traité la question de l'automatisme des bêtes à la prière de Me de la Sablière. Il est tout naturel que la curiosité philosophique de notre poète se soit portée sur un problème qui devait particulièrement intéresser un observateur passionné des animaux. Sur son goût pour la philosophie, voy. liv. VII, fab. xvIII.

2. Sur Me de la Sablière et la place qu'elle tient dans la vie de La Fontaine, voyez la Notice, page 15.

3. Il est employé dans le sens neutre de cela.

4. Encens, synonyme d'hommages, compliments, est fréquent chez La Fontaine. Cf. livre XII, fab. 1.

5. Comparez livre I, fab. xiv: On ne peut trop louer trois sortes de [personnes :

Les Dieux, sa maîtresse et son roi.

6. Récompenser, dans le sens de compenser, est fréquent au XVIIe siècle « Quel gain pourra le (l'homme) récompenser d'une perte si considérable?» (Bossuet, Lettre à Louis XIV, 1675.)

7. Allusion à la réputation de femme savante que le monde avait faite à Me de la Sablière; voyez la note 5 de la page suivante.

Laissons le monde et sa croyance.

La bagatelle, la science,

Les chimères, le rien, tout est bon; je soutiens
Qu'il faut de tout aux entretiens :

C'est un parterre où Flore épand ses biens;
Sur différentes fleurs l'abeille s'y repose,
Et fait du miel de toute chose1.

Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
Qu en ces fables aussi j'entremêle des traits
De certaine philosophie,

Subtile, engageante et hardie.

On l'appelle nouvelle en avez-vous ou non
Ouï parler? Ils disent donc

Que la bête est une machine5;

Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts :
Nul sentiment, point d'ame; en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine

A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez dans son sein :

Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde;
La première y meut la seconde;

Une troisième suit : elle sonne à la fin.
Au dire de ces gens, la bête est toute telle :
« L'objet la frappe en un endroit;

Ce lieu frappé s'en va tout droit,

Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
L'impression se fait. » Mais comment se fait-elle?

1. J.-B. Rousseau imitait ce passage
de La Fontaine lorsqu'il a dit (ode au
comte Du Luc):

Et semblable à l'abeille en nos jar-
[dins éclose,
De différentes fleurs j'assemble et je
[compose

Le miel que je produis.

Et La Fontaine s'était souvenu de
Platon et d'Horace, qui ont employé
cette comparaison.

2. On l'appelle nouvelle. C'était à
bon droit, car Descartes est le père
de la philosophie moderne.

3. Femme aimable et instruite, Mme de la Sablière craignait de passer pour savante, de peur d'ètre accusée de pédanterie. Sa maison fut longtemps ie rendez-vous de quelques savants illustres, entre autres Sauveur et Bernier, qui l'initiaient aux découvertes de la science. Elle

était morte depuis dix ans lorsque Boileau la désigna, dit-on, dans sa Satire des femmes, par les vers suivants :

Bon! c'est cette savante, Qu'estime Roberval et que Sauveur [fréquente.

4. Ils, c'est-à-dire les cartésiens. 5. Des machines qui aiment, des machines qui ont une élection pour quelqu'un, des machines qui sont jalouses, des machines qui craignent ! Allez, allez, vous vous moquez de nous; jamais Descartes n'a prétendu nous le faire croire.» (Mme DE SÉVIGNÉ, Lettre à sa fille, mars 1672).

6. Descartes avait employé la même comparaison « Ainsi qu'on voit qu'un horloge, qui n'est composé que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps », etc. (Disc. de la Méthode.)

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