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Mais dès que Sophonisbe avec son hyménéc
S'empara de mon âme et de ma destinée,
Je suivis de ses yeux le pouvoir absolu,
Et n'ai voulu depuis que ce qu'elle a voulu.
Que c'est un imbécile et sévère esclavage,
Que celui d'un époux sur le penchant de l'âge,
Quand sous un front ridé qu'on a droit de haïr,
Il croit se faire aimer à force d'obéir!
Sophonisbe par là devint ma souveraine,
Régla mes amitiés, disposa de ma haine,
M'anima de sa rage, et versa dans mon sein
De toutes ses fureurs l'implacable dessein.
Sous ces dehors charmants qui paraient son visage,
C'était une Alecton que déchaînait Carthage.
Elle avait tout mon cœur; Carthage, tout le sien.
Hors de ses intérêts, elle n'écoutait rien :
Et, malgré cette paix que vous m'avez offerte,
Elle a voulu pour eux me livrer à ma perte.

Vous voyez son ouvrage en ma captivité :
Voyez-en un plus rare en sa déloyauté.
Vous trouverez, Seigneur, cette même furie,
Qui seule m'a perdu, pour l'avoir trop chérie,
Vous la trouverez, dis-je, au lit d'un autre roi,
Qu'elle saura séduire et perdre comme moi.
Si vous ne le savez, c'est votre Masinisse
Qui croit par cet hymen se bien faire justice,
que l'infâme vol d'une telle moitié

Et

Le venge pleinement de notre inimitié.

Mais

pour peu de pouvoir qu'elle ait sur son courage, Ce vainqueur avec elle épousera Carthage.

L'air, qu'un si cher objet se plaît à respirer,

A des charmes trop

forts

pour n'y pas attirer.

Dans ce dernier malheur, c'est ce qui me console.
Je lui cède avec joie un poison qu'il me vole;
Et ne vois pas de don plus propre à m'acquitter
De tout ce que ma haine ose lui souhaiter.

TITUS LIVIUS.

Lib. 30, cap. 136.

Quum Scipio a Syphace quæreret, quare non solùm societatem abnuisset Romanam, sed ultro bellum intulisset; tum ille, non odio magis in Masinissam quam amoris stimulis incensus, quum amatam apud æmulum cerneret, respondit :

Peccavi quidem ego atque insanivi; sed non tum demum quum arma adversus populum Romanum cepi: exitus hic mei furoris fuit, non principium. Tum ego insanivi, tum hospitia privata et publica foedera, omnia ex animo ejeci, quum Carthaginiensem matronam domum accepi. Illis nuptialibus facibus regia conflagravit mea. Illa furia pestisque omnibus delinimentis animum meum avertit atque alienavit. Nec conquievit, donec ipsa manibus suis nefaria mihi arma adversus hospitem atque amicum induerit.

Perdito tamen atque afflicto mihi hoc in miseriis solatii est, quod in omnium hominum inimicissimi mihi domum ac penates eamdem pestem ac furiam transisse videam. Neque prudentior neque constantior Masinissa quàm Syphax erit; etiam juventá incautior. Certè stultius ille atque intemperantius eam, quàm ego, duxit.

Acte 5, scène 3.

Masinissa, ne pouvant empêcher que Sophonisbe ne fût conduite à Rome avec Syphax, lui envoya secrètement du poison avec la lettre suivante :

Il ne m'est pas permis de vivre votre époux.
Mais enfin je vous tiens parole;

Et vous éviterez l'aspect du Capitole;
Si vous êtes digne de vous,

Ce poison que je vous envoie

En est la seule et triste voie.
Et c'est tout ce que peut un déplorable roi
Pour dégager sa foi.

SOPHONISBE au messager.

Voilà de son amour une preuve assez ample.
Mais, s'il m'aimait encor, il me devait l'exemple.
Plus esclave en son camp que je ne suis ici,
Il devait de son sort prendre même souci.

Quel présent nuptial d'un époux à sa femme! Qu'au jour de l'hyménée il lui marque de flamme! Reportez, Mézétulle, à votre illustre roi

Un secours dont lui-même a plus besoin que moi.
Il ne manquera pas d'en faire un digne usage,
Dès qu'il aura des yeux pour voir son esclavage.
Si tous les rois d'Afrique en sont toujours pourvus
Pour dérober leur gloire aux malheurs imprévus,
Comme eux et comme lui j'en dois être munie.
Et, quand il me plaira de sortir de la vie,
De montrer qu'une femme a plus de cœur que lui,
On ne me verra point emprunter rien d'autrui.

TITUS LIVIUS.

Lib. 138, cap. 26.

Masinissa, æger animi, quum nec Romanos offendere, nec Sophonisbam in eorum potestatem tradere sustineret, fidum e servis vocat, venenumque mixtum in poculo ferre ad Sophonisbam jubet, ac

simul nuntiare :

Masinissam libenter primam ei fidem præstiturum quam vir uxori debuerit. Quoniam arbitrium ejus, qui possint, adimant, secundam fidem præstare, ne viva in potestatem Romanorum veniat. Memor patris, imperatoris, patriæque et duorum regum quibus nupta fuisset, sibi ipsa consuleret.

SOPHONISBA ad nuntium.

Accipio nuptiale munus, nec ingratum, si nihil majus vir uxori præstare potuit. Hoc tamen nuntia, meliùs me morituram fuisse, si non in funere meo nupsissem.

On ne s'attend pas à une réponse aussi calme de la part d'une furie, telle que Tite-Live représente Sophonisbe. Corneille lui conserve jusqu'à la fin son caractère impérieux et violent. Le discours qu'il lui prête convient parfaitement à la fière et digne sœur d'Annibal.

ATTILA.

Acte 3, scène 4.

(Ilione, sœur de Mérovée, roi des Français, ayant cédé à Honorie, sa rivale, le cœur d'Attila, celle-ci refuse par fierté d'accepter le rebut d'Ilione. L'orgueilleux Attila s'étonne et s'indigne d'un pareil refus, dont il se plaint à Honorie.)

Peut-il être honteux de devenir ma femme?
Et quand on vous assure un si glorieux nom,
Peut-il vous importer par quelle voie arrive
La gloire dont pour vous Ilione se prive?
Que ce soit son refus, ou que ce soit mon choix,
En marcherez-vous moins sur la tête des rois?

"

Corneille avait employé déjà cette grande image dans une pièce de vers intitulée : Epitre de la France

à Rome.

Dans cette Épitre, la France dit à Rome :
Et tu faisais marcher sous tes injustes lois
Un simple citoyen sur la tête des rois (1).

(1) Un de nos plus illustres chansonniers a voulu enchérir sur Corneille dans une de ses odes anacréontiques.

Un conquérant, dans sa fortune altière,
Se fit un jeu des sceptres et des lois;

Et de ses pieds on peut voir la poussière
Empreinte encor sur le bandeau des rois.

Quelques censeurs out blâmé le quatrième vers : « Ce conquerant, di

sent-ils, ne marchait pas les pieds nus; c'est la poussière de ses bottes,

« et non de ses pieds, qui est empreinte sur le bandeau. »

Si l'on trouve cette critique trop sévère, et qu'on ne veuille pas l'admettre, alors le grand Corneille est ici surpassé par Bérenger.

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