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CORNEILLE.

TRAGÉDIE DE MÉDÉE.

Cette première tragédie de Corneille fut représentée pour la première fois en 1635.

monologue de MÉDÉE (1).

Ce monologue est tout entier imité de celui de Sénèque le Tragique, dont on trouvera les vers à la suite de ceux de Corneille.

Souverains protecteurs des lois de l'hyménée,
Dieux garants de la foi que Jason m'a donnée,
Vous qu'il prit à témoin d'une immortelle ardeur,
Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur,
Voyez de quel mépris vous traite son parjure,

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(1) « Ces monologues furent très-longtemps à la mode. Les comédiens les faisoient ronfler avec une emphase ridicule. Ils les exigeoient de tout « auteur qui leur vendoit sa pièce; et une comédienne, qui n'auroit point « eu de monologue dans son rôle, n'auroit pas voulu réciter. Voilà comme

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le théâtre, relevé par Corneille, commença pour nous. Des farceurs am

poulés représentoient, dans des jeux de paume, ces mascarades rimées, qu'ils achetoient dix écus. » Note de Voltaire.

Et m'aidez à venger cette commune injure (1).
S'il me peut aujourd'hui chasser impunément,
Vous êtes sans pouvoir et sans ressentiment.

Et vous, troupe savante en noires barbaries,
Filles de l'Achéron, pestes, larves, furies,
Fières sœurs, si jamais notre commerce étroit
Sur vous et vos serpents me donna quelque droit,
Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes
Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes.
Laissez-les quelque temps reposer dans leurs fers.
Pour mieux agir pour moi, faites trêve aux enfers.
Apportez-moi du fond des antres de Mégère
La mort de ma rivale et celle de son père;
Et, si vous ne voulez mal servir mon courroux,
Quelque chose de pis pour mon perfide époux :
Qu'il coure vagabond de province en province;
Qu'il fasse bassement la cour à chaque prince;
Banni de tous côtés, sans bien et sans appui,
Accablé de frayeur, de misère, d'ennui,

Qu'à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse; Qu'il ait regret à moi pour son dernier supplice;

(1)

Et m'aidez à venger cette commune injure.

Ce vers n'est point traduit de Sénèque, et appartient à Corneillé. Racine l'a imité dans sa tragédie de Phèdre (acte 3, scène 2) :

PHEDRE A VÉNUS.

Hippolyte te fuit, et bravant ton courroux,
Jamais à tes autels n'a fléchi les genoux.

Ton nom semble offenser ses superbes oreilles.
Déesse, venge-toi : nos causes sont pareilles.

« Le vers de Corneille n'est qu'une beauté de poésie; celui de Racine

est une beauté de sentiment. »

Remarque de Voltaire.

Et que mon souvenir jusque dans le tombeau
Attache à son esprit un éternel bourreau.

Jason me répudie! et qui l'aurait pu croire?
S'il a manqué d'amour, manque-t-il de mémoire?
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits (1)?
Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j'ose,
Croit-il que m'offenser ce soit si peu de chose?
Quoi! mon père trahi, les éléments forcés,
D'un frère dans la mer les membres dispersés,
Lui font-ils présumer mon audace épuisée (2)?
Lui font-ils présumer qu'à mon tour méprisée,
Ma rage contre lui n'ait par où s'assouvir,
Et que tout mon pouvoir se borne à le servir?
Tu t'abuses, Jason; je suis encor moi-même.
Tout ce qu'en ta faveur fit mon amour extrême,

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(1) « Ces vers sont dignes de la tragédie, et Corneille n'en a guère fait de plus beaux. Remarque de Voltaire.

(2)

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Lui font-ils présumer mon audace épuisée ?

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Ces neuf derniers vers sont traduits d'un autre monologue de Médée (act. 2). Corneille, ne voulant pas faire entrer ce monologue dans sa pièce, en a tiré les meilleurs vers, qu'il a transportés dans cette scène, où ils sont fort bien enchâssés. Voici ces vers:

Occidimus: aures pepulit hymenæus meas.
Vix ipsa tantum, vix adhuc, credo malum.
Hæc facere Jason potuit? erepto patre,
Patria atque regno, sedibus solam exteris
Deserere. Durus merita contempsit mea,
Qui scelere flammas viderat vinci et mare!
Adcone credit omne consumptum nefas?

Je le ferai par haine, et je veux pour le moins

Qu'un crime nous sépare, ainsi qu'il nous a joints ( 1 )!

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Medea superos inferosque Jasonis ultores invocat.

Dü conjugales, tuque genialis tori
Lucina custos, quæque domitorem freti
Typhon novam frænare docuisti ratem,
Hecate triformis, quosque juravit mihi
Deos Jason, voce non faustá precor;
Adeste, adeste sceleris ultrices deæ,
Crinem solutis squalidæ serpentibus,
Atram cruentis manibus amplexæ facem,
Adeste; thalamis horrida quondam meis
Quales stetistis; conjugi letum novæ
Letumque socero, et regiæ stirpi date.
Mihi pejus aliquid, quod sponso precor malum,
Vivat; per urbes erret ignotus, egens,
Exsul, pavens, invisus, incerti laris;
Me conjugem optet. Limen alienum expetat,
Jam intus hospes. Quoque non aliud queam
Pejus precari, liberos similes patri,
Similesque matri (2).

(1)

(2)

Quæ scelere pacta est, scelere rumpatur fides.
Similesque matri.

Dans le cinquième acte de Rodogune, Corneille a mis une pareille impré

cation dans la bouche de Cléopâtre :

Et pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble!

Accingere ira: rumpe jam segnes moras:
Quæ scelere pacta est, scelere rumpatur fides.

MÉDÉE.

Acte 1, scène 5.

NÉRINE A MÉDÉE.

Forcez l'aveuglement dont vous êtes séduite,
Pour voir en quel état le sort vous a réduite.
Votre pays vous hait; votre époux est sans foi;
Dans un si grand malheur que vous reste-t-il?

MÉDÉE.

Moi, dis-je, et c'est assez (1)!

Moi,

"

(1) Dans sa traduction de Longin, Boileau cite ce mot de Médée comme un des plus beaux exemples du sublime. Voltaire combat ce jugement de Boileau par des raisons qui paraissent assez plausibles : « Ce

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moi, dit-il, seroit en effet un sentiment sublime, si ce mot exprimoit la grandeur du courage. Par exemple, si on eût demandé à Horatius Coclès, lorsqu'il défendoit seul un pont contre une armée : Que vous reste-t-il ? « et qu'il eût répondu: Moi! c'eût été du véritable sublime. Mais ici ce « mot ne signifie que le pouvoir de la magie; et puisque Médée dispose des éléments, il n'est pas étonnant qu'elle puisse seule et sans autre « secours se venger de tous ses ennemis. »

"

Voltaire aurait pu joindre à l'exemple d'Horatius Coclès celui du vaillant Machabée, qui, « abandonné de tous les siens, se soutint seul contre « tous les ennemis dont il était enveloppé : Salvavit me brachium meum, « et indignatio mea auxiliata est mihi.

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« Le prince se vit quelque temps abandonné; mais comme un autre Machabée, son bras ne l'abandonna point, et son courage irrité par tant de périls vint à son secours. >>

ISAIE, 63-5,

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